S’organiser collectivement pour un mode de vie respectueux du vivant,plus autonome, solidaire et libre !

Les habitants de la Bigotière et de Bel-Air, deux Oasis, des habitats partagés écologiques situés en Bretagne, en avaient assez de se plaindre d’une société qui ne leur convenait pas et de ne pas appliquer leurs revendications dans leur quotidien. « Je reprends le sens de ma vie et le contrôle, explique Anouk. À Bel-Air, j’apprends à utiliser une débroussailleuse, à couper du bois… Et cela a une valeur inestimable ! Auparavant, j’étais davantage dans l’idéalisme. Désormais, je construis moi-même, je n’ai plus à donner des leçons, j’essaie d’appliquer mes principes. » Les actions concrètes permettent davantage de rassembler que d’échanger et de se diviser sur des théories politiques. « On dit toujours : les concepts divisent, l’expérience rassemble, rappelle Mathieu Labonne de la Coopérative Oasis. Ceux qui sont dans l’action se rendent compte que vivre en collectif que ce soit dans une ZAD, une oasis ou tout autre groupe, il y a tout de même de nombreux points communs. »
« Auparavant, j’étais davantage dans l’idéalisme.
Désormais, je construis moi-même, je n’ai plus à donner des leçons »

C’est en se créant cette autonomie ensemble, ce quotidien politique qu’il est possible de sortir progressivement du capitalisme. Ce rapport à l’autonomie, au collectif et à la terre, on le retrouve historiquement dans la lignée d’une partie des courants anarchistes : « Il y a dans la tradition anarchiste une sensibilité de longue date à la nature, détaille Jean-Christophe Angaut, spécialiste de l’anarchisme et maître de conférences à l’École supérieure de Lyon. Parler d’écologie serait peut-être anachronique, même si ces auteurs sont contemporains de la création du terme, mais on trouve cette sensibilité chez Élisée Reclus, Pierre Kropotkine, chez Henry David Thoreau. Sur la longue durée, on a pu voir au sein de l’anarchisme espagnol l’importance du naturisme, du végétarisme, mais aussi des pratiques comme les randonnées collectives dans la nature, liées parfois à des préoccupations hygiénistes. »
Le zapatisme : construire l’autonomie à plus grande échelle et à long terme !
Le zapatisme est un savant mélange de lutte anticapitaliste, d’un mouvement contre le racisme, pour la culture indigène mais aussi en quelque sorte, une autre façon d’exprimer et de vivre la lutte anticapitaliste que celle du communisme du XXe siècle. Lors du soulèvement de 1994 au Chiapas au Mexique, le bloc soviétique vient de s’effondrer. La concordance des dates n’est pas toujours remarquée.

Jérôme Baschet est le spécialiste du zapatisme en France. Ce chercheur, historien du Moyen Âge, vit entre la France et le Chiapas, depuis 25 ans. Le zapatisme ne fait pas partie de ses thématiques de recherche académiques. Mais il a écrit des articles et des livres à ce sujet. Il a su au fil des années créer un climat de confiance avec les zapatistes. Ces derniers n’étant pas faciles à approcher, il est devenu « l’expert » de ce sujet en France, on peut même dire le seul ! Et il confirme l’importance de la date de ce soulèvement. « L’effondrement du “socialisme réel” a impliqué la nécessité de réviser les cadres de pensée, détaille-t-il. Cela a ouvert un espace pour explorer d’autres manières de réfléchir, d’autres analyses, d’autres perspectives…Les zapatistes sont parfaitement exemplaires en ce domaine. Ils viennent de cette tradition marxiste-léniniste, guévariste aussi. L’Amérique de Cuba est évidemment très forte dans toute l’Amérique latine. 1989 a ouvert la possibilité de développer une autre approche critique, qui s’éloigne des cadres marxistes orthodoxes. Les zapatistes se sont engouffrés dans cette voie et en faisant le lien avec la question indienne, ethnique, et aussi la question féministe, ils ont produit à la fois une expérience concrète et une pensée très novatrice. Voilà tout l’intérêt de cette expérience !»
L’autonomie est un processus sans fin qui demande beaucoup de travail. Les zapatistes travaillent. Énormément. Toutes les personnes interrogées l’ont confirmé. Tous n’ont pas l’électricité. Ils ont une vie sobre voire pauvre. Mais pas misérable.
Au cours de tous les échanges, de tous les entretiens réalisés au Chiapas, le rôle néfaste de l’État mexicain a été abordé. Et ce sous divers aspects. Il est nécessaire de rappeler dans un premier temps et ce point est essentiel que, dans ce pays, l’État est né avec la colonisation et ce n’est pas seulement le cas au Mexique. Remettre en cause la colonisation et ses méfaits, renouer avec les différentes cultures indigènes afin notamment de retrouver la dignité, impliquent sans doute la contestation de l’État-nation, de l’existence même de cette façon de s’organiser collectivement importée de l’Occident.
Au Mexique, le lien entre capitalisme et État est sans cesse rappelé par la société civile à la recherche d’autres formes de vie. Contrairement à la France, l’État n’est pas perçu comme une solution possible pour contrer et contenir le capitalisme, par aucune des personnes rencontrées lors de mes investigations.
Au Mexique, le lien entre capitalisme et État est sans cesse rappelé par la société civile à la recherche d’autres formes de vie.
« L’objectif de l’État est de dominer, regrette Jorge Santiago, sympathisant zapatiste. Il n’a jamais renoncé à cette intention de domination. Il crée en permanence des structures qui peuvent démonter tous les processus qui voudraient aller au-delà de cette relation de pouvoir. Tous ces programmes sont une forme d’expropriation qui est organisée par l’État et qui fait partie intégrante du pouvoir sous couvert de développement. L’État n’a jamais compris qu’il intervient dans un espace millénaire et spirituel avec une perception différente de celle proposée par le capitalisme, les biens sont pour la communauté, avec un autre rapport à l’autre, sans qui nous ne pouvons exister. »

La souveraineté alimentaire est un point central de l’autonomie zapatiste. Récupérer les terres pour les cultiver, de manière agroécologique, bien loin des techniques industrielles et intensives venues en masse des États-Unis, avec le package des pesticides et des OGM, pourtant interdits au Mexique avec en prime toute la nourriture transformée, du Coca-cola aux chips. Les Mexicains mangent à toute heure, et comme je l’ai déjà écrit au sujet de la santé, cette malbouffe consommée de façon massive se voit dans les corps des Mexicains qui contrastent avec ceux des zapatistes qui cultivent. Tous. Sans exception. Peu importe leur fonction. Garder le lien à la terre est essentiel. Cela fait partie de la culture, de la spiritualité et permet de renouer avec des pratiques ancestrales.
Au sein du conflit qui oppose l’État aux zapatistes, les terres sont, bien sûr, au cœur des désaccords mais pas seulement : la façon de les cultiver fait également partie des mésententes. L’État voudrait les récupérer pour les exploiter de façon intensive. Toutes les personnes interrogées qui font partie des communautés zapatistes ou qui les ont côtoyées de près l’attestent : les zapatistes mangent en grande majorité la nourriture qu’ils produisent. De nombreuses communautés sont autonomes ou s’approchent de la souveraineté alimentaire. « Je n’ai pas de données chiffrées mais je perçois bien la façon dont les familles zapatistes vivent, précise Jérôme Baschet. Ces communautés sont autosuffisantes pour l’essentiel de la production alimentaire. C’est clair ! C’est même la base de l’autonomie. Depuis des siècles voire des millénaires, l’agriculture maya repose sur l’association du maïs, des haricots rouges et des courges. L’élevage s’est également pas mal développé. »
Respecter le vivant à partir de structures collectives et horizontales, ancrées sur le territoire
Toutes ces initiatives, ces façons de s’organiser donnent de l’espoir d’autant plus qu’à chaque fois qu’elles sont mises en place, il est surprenant de remarquer que le vivant reprend vite ses droits. La vie est puissante, chacun peut le constater avec son propre instinct de vie ou tout simplement en observant qu’une plante qui manque d’eau réunira toutes ses forces à monter en graines pour se reproduire au lieu d’utiliser cette énergie à développer fruits ou autres feuillages…
Même une période plus faste pour les citoyens occidentaux comme celle des Trente Glorieuses, avec un État-providence que certains voudraient retrouver, est en fait celle de la croissance du PIB, celle qui a planifié la destruction massive du vivant en mettant des pesticides jusque dans la graisse des baleines ou du plastique dans les profondeurs de l’océan
« C’est pour cela que le clivage gauche-droite ne marche même plus politiquement, ce qui embête tout le monde, analyse Philippe Pelletier, chercheur. Ce qui est paradoxalement un atoutpour le mouvement anarchiste, qui, à mon avis ne l’utilise pas suffisamment. Au sein du discours marxiste ou marxien de gauche classique, il y a antagonisme entre le capitalisme et l’étatisme qui est faux historiquement parlant. On sait très bien que le capitalisme industriel s’est développé grâce à l’État, à l’État-nation. Par conséquent, ils sont intrinsèquement liés mais ça ne rentre pas dans le discours classique de la gauche. La critique du néolibéralisme est un moyen, d’une certaine façon, de relégitimer l’État-providence qui, en fait, n’est pas si providence que ça. D’abord, la providence n’existe pas. Par conséquent, il faut faire attention. C’est un discours porté par une gauche qui est un peu aux abois idéologiquement. »
En attendant, que faire ? Aujourd’hui, nous sommes dans un monde régi par des États et des multinationales. On ne passera pas demain à cette société idéale où les citoyens prennent part à l’élaboration de leur quotidien.
Comprendre que l’État fait partie du problème plutôt que de la solution est déjà un grand pas. Cette réflexion a encore peu infusé dans la société. Il faut développer la culture du vivre sans État qui est actuellement minime.
Ensuite, s’organiser activement comme le font tous les collectifs interrogés pour ce livre, humblement, avec des échecs et des réussites est sans doute une des pistes les plus intéressantes.
Ne pas attendre le grand soir. Le but : que l’État et le capitalisme se marginalisent de plus en plus, que nous organisions une véritable démocratie pour sortir du capitalisme. Que la contagion se fasse par capillarité et qu’à partir d’un certain seuil, il puisse y avoir bifurcation. Certes, nous en sommes loin. Mais tous ces citoyens interrogés pour cet ouvrage le font avec cœur et humanité, non sans conflit ni phase de désespoir. Mais ils essaient. Courageusement. Tous ont changé leur rapport à l’argent. Cet aspect me paraît central, car sinon le discours ne se transforme pas en acte. Il est de plus en plus insupportable d’entendre parler climat, environnement et sobriété par ceux qui n’ont pas esquissé la moindre décroissance de leur propre mode de vie.
L’objectif aujourd’hui n’est pas seulement de s’organiser en démocratie, mais de s’organiser démocratiquement en respectant le vivant
Ces exemples de vivre autrement parfois réunis autour des mots « luttes » ou « initiatives de la société civile » ou encore « utopies concrètes » sont essentiels et sont plus ou moins reliés entre eux. Certainement pas assez. L’objectif n’est en aucun cas de relier pour unifier ces différentes pratiques mais pour partager, créer des liens et bénéficier des expériences : que chacun bénéficie des années de pratiques des autres.
Pour Hugo Persillet de l’Atelier paysan, au-delà du problème d’échelle, l’essentiel est de faire société à travers ces collectifs, d’aller plus loin que de faire communauté. Il rappelle qu’il y a démocratie lorsqu’il est possible d’orchestrer des intérêts divergents, d’arbitrer des conflictualités. Dans une société, on ne peut pas exclure contrairement à une communauté. « Faire société rassemble et provient de la critique de l’industrie, détaille Hugo. Car depuis son origine, l’industrie fracture, sépare. Par exemple, elle a séparé les mangeurs des producteurs en ajoutant de multiples intermédiaires à toute une chaîne de valeur. À l’inverse, une certaine pensée de la gauche critique encourage des îlots communautaires et délaisse des pans entiers de la population. C’est pour cela que la Sécurité sociale de l’alimentation est à mon sens très subversive. Elle essaie de dépasser cet écueil en proposant un projet de société pour l’ensemble de la population et non seulement pour tes amis… »
L’objectif aujourd’hui n’est pas seulement de s’organiser en démocratie, mais de s’organiser démocratiquement en respectant le vivant, et contrairement à certaines idées reçues, ce n’est pas une contrainte supplémentaire. Bien au contraire, respecter le vivant pourrait bien nous aider à créer – enfin – une démocratie et contrer la montée de l’extrême droite. Car être davantage autonomes et solidaires par le biais de lieux de vie, d’associations, de coopératives ou de communes, demande la mise en place d’une véritable démocratie où chacun essaie d’élaborer ensemble un quotidien davantage centré sur des tâches vitales.
Extrait
d’Autonomes et solidaires pour le vivant. S’organiser sans l’autorité de l’État de Juliette Duquesne, Le Bord de l’eau, avril 2025.