Les excès de la finance, analyses des acteurs clés

Des salariés aux grains de blé : l’impact des excès de la finance au quotidien

Les plans d’économies touchent pratiquement tous les salariés des grands groupes, quel que soit le secteur de l’entreprise « C’est un gâchis scientifique, un gâchis humain, un gâchis social, déplore Thierry Bodin, coordinateur syndical CGT de Sanofi. Lorsque j’étais jeune cadre, la rentabilité de l’entreprise était de 8 %. Aujourd’hui, elle atteint plus de 20 %, mais ce n’est jamais suffisant. On s’aperçoit du poids pris par les financiers dans l’entreprise

Mais pourquoi les grands groupes sont-­ils aujourd’hui tous gérés de cette façon ? Dans les années 1980, le chef d’entreprise rendait des comptes à des actionnaires de type familial. En moyenne, les actions étaient détenues à 70 % par des familles d’industriels et des petits porteurs. Aujourd’hui, la nature de l’actionnariat a changé. Le chef d’entreprise rend des comptes à des fonds d’investissement. En France, ces fonds de pension et ces sicav détiennent plus de la moitié des actions des grands groupes. Et, pour les attirer, un PDG ne cesse d’augmenter les dividendes. En France, en vingt ans, ils ont été multipliés par sept. les dividendes baissent, les investisseurs fuient, le cours de l’action risque donc de chuter et l’entreprise peut être rachetée par une autre. « C’est une transformation radicale de la propriété des sociétés cotées avec un accroissement très net des fonds d’investissement, affirme Antoine Rebérioux, économiste spécialiste de ce sujet. La gouvernance des entreprises s’est transformée, avec pour objectif de servir les actionnaires. Par ailleurs, une partie des rémunérations des dirigeants est indexée sur les cours boursiers. C’est une manière de les encourager encore plus à gérer en fonction des seuls actionnaires. »

Les entreprises sont des structures où les conséquences du fonctionnement des marchés financiers sur la société sont les plus évidentes. Leur interaction, par le biais des conseils d’administration, est plus directe que dans d’autres secteurs « La finance est la gestion du risque et du capital, explique Tristan Auvray, économiste spécialiste de cette question. La financiarisation apparaît quand ces fonctions ne sont plus supportées par la finance, mais par d’autres acteurs : l’entreprise, l’employé… L’actionnaire ne veut plus supporter le risque de voir baisser ses dividendes. L’investissement ou l’emploi devient donc la variable d’ajustement. Auparavant, les marchés finançaient les entreprises. Aujourd’hui, ce sont les entreprises qui financent les marchés. Il y a plus de rachats d’actions que d’émissions d’actions. Depuis 1980, aux États-Unis, les entreprises versent plus d’argent aux actionnaires qu’elles n’en reçoivent. »

« L’évaluation des entreprises est difficile, décrypte André Orléan, économiste spécialisé dans les questions financières et monétaires. Dans l’entreprise, une certaine opacité existe qui résiste aux critères financiers. C’était un pouvoir pour les dirigeants. Ils avaient une connaissance intime de leur société que n’avaient pas les actionnaires. Mais la financiarisation est allée de pair avec une standardisation et une homogénéisation de l’évaluation. Désormais, sur l’ensemble de la planète, le même critère est utilisé, le plus abstrait et le plus commun : la valeur actionnariale. Par exemple, les marchés financiers aiment bien les entreprises mono-produits, [plus faciles à évaluer]. Selon les acteurs des marchés financiers, si la diversification est nécessaire, ce n’est pas aux entreprises de la réaliser, mais aux actionnaires grâce à leur portefeuille. C’est une logique extrêmement puissante ! »

Les principes des marchés financiers face aux lois de la démocratie

« En 2007, il y a eu un aveuglement total de tous les acteurs des marchés financiers, détaille Romaric Godin, journaliste spécialisé dans ce domaine. Ils étaient nombreux à affirmer qu’il s’agissait d’une petite crise. Elle a quand même entraîné toute l’économie mondiale et mis la construction européenne en danger ! Cette crise provient des dérives de la finance et de la financiarisation de l’économie. L’aveuglement complet est une des clés de la gravité de cette crise. J’ai beaucoup réfléchi à cela. Aujourd’hui, on ne s’en est toujours pas rendu compte. La France essaie de récupérer les activités de la City, au lieu de réguler davantage. On nous fait croire que la crise actuelle est une crise des finances publiques, alors que c’est une crise de la dérégulation financière  ! »

L’endettement galopant des Etats a posé problème car ils financent leur dette sur les marchés financiers. Ils se rendent donc de plus en plus dépendants des mouvements de la Bourse « L’Histoire offre de nombreux cas où la dette a été effacée car elle était insoutenable, explique Thomas Coutrot d’Attac. Cette mystique de la dette qu’il faut payer absolument, même au prix des droits sociaux et des droits humains, est délirante. En Grèce, on a détruit le système de santé pour rembourser la dette ! »

La nature, nouveau terrain de jeu des financiers ?

Aujourd’hui, ces débats font rage, même au sein des défenseurs de l’environnement. Sur ce thème, il n’est pas toujours facile d’être précis car la financiarisation de la nature est en cours. Nous en sommes aux prémices. Il semble d’abord nécessaire de faire la distinction entre privatisation, marchandisation, monétarisation, financiarisation de la nature et marché de compensation. Ces différents concepts sont à la source de nombreuses confusion. « On simplifie et on essaie d’opérer une valorisation du vivant. Il n’y a pas création de titres financiers, mais, de mon point de vue, financiarisation, affirme Maxime Combes, économiste. Comme en finance, on utilise un outil très artificiel pour simplifier la réalité et essayer de créer une valorisation à long terme. On s’extrait de la réalité pour discuter de concepts qui n’ont plus réellement de liens précis avec la nature. Une forêt n’est pas une simple addition d’arbres…»

« Il faut être réaliste, ajoute Hélène Tordjman, économiste. Si l’on observe les performances de la finance depuis vingt ans, il y a de quoi être dubitatif sur sa capacité à réorienter les investissements dans les bons secteurs. Nous cherchons les solutions dans les mécanismes à l’origine du problème. C’est à cause du marché et de la technique que nous en sommes là. Nous cherchons les solutions dans le marché et la technique, alors qu’il faudrait faire un pas de côté. »

Les mathématiques les plus savantes au service de la finance

En trente ans, les formules mathématiques ont envahi les ordinateurs des financiers. À la Bourse de Paris, plus aucun trader, mais les meilleurs mathématiciens. Quel symbole ! Dans les salles de marchés, les écrans des traders sont remplis de chiffres. Acheter ou vendre des actions dépend en grande partie de formules « magiques » reposant sur des théories très complexes « C’est dur à dire pour un mathématicien, mais oui, il y a trop de maths dans la finance, reconnaît Nicolas Bouleau, mathématicien http ://www.nicolasbouleau.eu/ . Elles simplifient trop le réel. Elles isolent les banques. C’est une technicité très fine et élitiste. On fait trop confiance à la charpente mathématique et on ne prend pas assez en compte l’ancrage réel, social, géographique et historique. On oublie d’aller sur le terrain. On n’envoie plus les ingénieurs voir ce qui se passe dans les entreprises pour évaluer si telle innovation est pertinente ou non. On reste devant des écrans, on regarde ce que dit le marché et on fait des maths avec. »

La difficile réforme des marchés financiers

Depuis la crise des subprimes, de nombreuses réformes ont été élaborées. Il ne serait pas juste d’écrire que rien n’a été mis en place. Cependant, ces nouvelles réglementations ne changent jamais la structure même des marchés financiers. Elles ne corrigent jamais les dysfonctionnements. Les régulateurs ont tenté d’accroître la transparence et la surveillance du système. Aucune réforme en profondeur ! La complexité de la réglementation actuelle est à l’image de celle du secteur. Au lieu de simplifier, les législateurs se sont adaptés et ont collé leurs règles à celles de la finance. Chaque nouvelle norme prend des années à se mettre en place. Les associations n’ont pas toujours les ressources et le personnel nécessaires pour suivre les dossiers, ce qui laisse plus de place au lobby bancaire et financier. « La séparation des banques est une réforme clé car les banques systémiques peuvent entraîner tout le système financier dans leur chute, indique Laurence Scialom, économiste. Les banques ont grossi par les activités de marchés. Il est parfaitement légitime que les États préservent la partie de la banque qui assume des fonctions d’ordre public. La création monétaire est un privilège d’ordre public. En accordant un crédit, les banques créent de la monnaie. Les banques ont le privilège de la création monétaire, elles sont donc plus réglementées et bénéficient du soutien et de la garantie des États. »

« La séparation des banques de dépôt et d’investissement est la clé pour éviter le détournement des ressources financières, loin de l’économie réelle, explique Thierry Philipponnat, créateur de Finance Watch. Comparons avec le secteur de l’automobile : aujourd’hui, c’est comme si les entreprises bénéficiaient d’une subvention de l’État pour construire des automobiles à la moitié du prix de revient. Ces sociétés se diraient : “C’est formidable, je vais produire dix millions d’automobiles, même si je n’en vends que cinq millions.” Le problème, c’est que cinq millions d’automobiles en plus ne serviraient à rien. C’est exactement ce qui se passe. Quand l’État soutient les banques, il leur accorde un accès à la ressource financière à un prix moins élevé. Et l’accès à l’argent est la base du métier de financier. »

L’émergence d’une autre finance

Des expérimentations, des laboratoires existent un peu partout à travers le monde. Tous les jours, des acteurs de la société civile œuvrent pour une autre finance : une finance responsable au sein des marchés ou une finance solidaire, plus indépendante des bourses. Elles prospèrent au point de devenir une alternative de plus en plus crédible.

Les problèmes financiers, l’un des secteurs où nous pensons avoir le moins d’impact, nous semblent très éloignés. Et pourtant, nous avons un pouvoir capital via les banques que nous choisissons, ou par le biais des produits financiers favorisés par notre épargne. « J’ai pris conscience de mon impact à mon échelle, explique Julien Guerrero, épargnant solidaire. Souvent, on entend des amis nous dire : ce sont les multinationales qui font la pluie et le beau temps et qui décident de tout. Mais qui donne de l’argent aux multinationales ? C’est nous. La finance semble être un monde à part, inaccessible, austère et impénétrable. Mais lorsqu’on prend le temps de s’y pencher, on se rend compte qu’il n’est pas si inaccessible que cela. Si l’on est nombreux à le faire, on peut avoir un impact important. »

« Il est beaucoup plus sûr de mettre son argent dans une banque locale et éthique, estime Benoît Lallemand de Finance Watch. S’il n’y avait pas la garantie de l’État sur les banques systémiques et que les citoyens étaient informés, ils changeraient tout de suite de banque. »

Thierry Bodin est coordinateur CGT de Sanofi depuis 2005. Ingénieur en développement scientifique puis statisticien, il a connu les différentes fusions et fermetures de sites de ce groupe pharmaceutique. Il déplore des plans ­d’économies à répétition et des décisions court-­termistes qui démotivent les salariés et vont même à ­l’encontre de la pérennité de ­l’entreprise à long terme.

Antoine Rebérioux, professeur à ­l’université Paris-7 Diderot, a publié de nombreux travaux sur la gouvernance des entreprises. Les grands groupes ont des impacts considérables sur ­l’économie, notamment en France, un des pays ­d’Europe où les entreprises de plus de dix mille salariés sont les plus nombreuses. Selon cet économiste, il importe de ­s’intéresser à ces sociétés car leur impact environnemental et sociétal est tel ­qu’elles ne peuvent pas seulement servir les intérêts des actionnaires.

Tristan Auvray, économiste et maître de conférences à ­l’université Paris 13, ­s’est intéressé à la gouvernance des entreprises et a publié de nombreux travaux à ce sujet. Il voulait mieux comprendre les fonctionnements des fonds de pension, ces investisseurs accusés de tous les maux.

André Orléan, économiste, directeur ­d’études à ­l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), est également président de ­l’Association française ­d’économie politique (Afep) et membre des Économistes atterrés. Ces structures pointent notamment le manque de pluralisme en économie. Étudiant à Polytechnique, il ­s’est intéressé aux questions monétaires et financières car elles lui paraissaient très opaques et complexes.

Romaric Godin, journaliste pendant quinze ans à La Tribune et ­aujourd’hui à Mediapart, est spécialiste de macroéconomie et des questions financières. Il ­s’est intéressé à la finance car elle est le moteur de ­l’économie et joue un rôle structurant pour ­l’ensemble de la société.

Thomas Coutrot, statisticien et économiste, chef du département conditions de travail et santé à la Direction de ­l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), a été ­l’un des fondateurs ­d’Attac (Association pour la taxation des transactions financières et par ­l’action citoyenne), association créée en 1998 dans le but de dénoncer le pouvoir de plus en plus démesuré des marchés financiers.

Maxime Combes, économiste et membre de ­l’association ­d’Attac, suit les questions écologiques pour cette association. Il rédige également une thèse sur la compensation écologique.

Hélène Tordjman est économiste à ­l’université Paris-13, un laboratoire associé CNRS et CEPN (Centre ­d’économie de Paris Nord). Spécialiste des questions financières, elle a perçu des problématiques similaires entre la finance et les semences. Elle a souhaité élargir ses recherches à un domaine encore peu exploré : la financiarisation de la nature.

Hélène Tordjman est économiste à ­l’université Paris-13, un laboratoire associé CNRS et CEPN (Centre ­d’économie de Paris Nord). Spécialiste des questions financières, elle a perçu des problématiques similaires entre la finance et les semences. Elle a souhaité élargir ses recherches à un domaine encore peu exploré : la financiarisation de la nature.

Nicolas Bouleau, polytechnicien, mathématicien, a dirigé pendant dix ans le centre de mathématiques de ­l’École des Ponts ParisTech. Il est connu pour avoir inventé et développé une théorie de la propagation des erreurs dans les modèles complexes.

Laurence Scialom est professeur à ­l’université Paris Ouest-­Nanterre-La Défense. Spécialiste des questions financières et bancaires et des politiques publiques de régulation, elle est également membre de ­l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution et experte auprès du think tank Terra Nova.

Thierry Philipponnat, économiste de formation, a travaillé pendant vingt ans dans la finance. En 2011, il a fondé puis dirigé Finance Watch, à Bruxelles. Cette association travaille sur la réglementation financière, afin que le secteur de la finance puisse œuvrer au service de la société. Il a ensuite été président du Forum pour ­l’investissement responsable. Il est ­aujourd’hui directeur de ­l’institut Friedland, un centre de réflexion économique créé par la chambre de commerce et ­d’industrie de Paris-­Île-de-­France.

Julien Guerrero travaille pour ­l’Oasis de Pen An Hoat, une association partenaire de Terre et Humanisme, structure créée par Pierre Rabhi pour promouvoir ­l’agroécologie à travers la planète. Il a retiré ­l’ensemble de son argent du réseau classique bancaire. Selon lui, se renseigner sur la destination de ­l’argent fait partie ­d’un tout, au même titre que ­l’origine des produits achetés ou ­l’électricité consommée.

Benoît Lallemand est le secrétaire général de Finance Watch, ­l’association qui œuvre pour une autre finance au service de la société. Comme la plupart des salariés de Finance Watch, il a travaillé auparavant dans la finance. Il a dix ans ­d’expérience dans le secteur des infrastructures de marché. Cette expertise financière et cette connaissance pointue sont indispensables pour contrer les arguments des lobbyistes bancaires.

François Galgani

océanographe, est responsable du laboratoire Environnement et Ressources de l’Ifremer. Il coordonne un groupe de la Commission européenne sur les déchets marins et un groupe méditerranéen pour le programme des Nations unies pour l’environnement. Il a été l’un des premiers chercheurs à travailler sur les déchets marins, notamment au sein des fonds marins, dès les années 1990.

Romain Troublé

est directeur général de Tara Expéditions. Cette fondation qui se consacre à l’océan organise des expéditions scientifiques sur le thème de l’Arctique, du plancton, du plastique ou encore des coraux. Grâce à cette expertise scientifique, elle s’efforce également de sensibiliser le public, notamment les plus jeunes.