+ 0,3 %, + 1,1 %, + 2,5 %… Le taux de croissance est constamment attendu, décortiqué, invoqué, imploré, voire supplié. En vain. De savants calculs le prédisent chaque trimestre. Aujourd’hui et depuis quelques années, les mêmes journaux déplorent une croissance trop faible. Sur les plateaux de nombreuses émissions, économistes et politiques s’affrontent sur les moyens nécessaires afin d’obtenir quelques dixièmes de pourcentage supplémentaires. La croissance est perçue comme la solution pour résoudre tous nos maux. Chacun rêve de retrouver les taux de croissance des Trente Glorieuses.

Et pourtant, les mêmes journaux déplorent que la planète soit envahie de plastiques, que la biodiversité disparaisse, que le réchauffement climatique, la pollution des sols et de l’eau s’aggravent… sans établir aucun lien ! La croissance ne serait-elle pas plutôt la cause de ces multiples déséquilibres ? Avec 2 % de croissance par an, nous pourrons en 2100 consommer près de six fois plus de biens qu’aujourd’hui. De 1950 à 2014, la croissance mondiale a crû d’environ 3,65 % par an. Avec ce même taux, à la fin du xxie siècle, l’économie pourrait peser 22 fois plus qu’aujourd’hui et 216 fois plus qu’en 1950 !

Une société droguée à la croissance

« Lorsque l’on parle de croissance, on sous-entend croissance du produit intérieur brut, rappelle Dominique Méda, sociologue. C’est le principal indicateur de notre vie économique et c’est surtout lui qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, sert aux pays à se comparer grâce au PIB par habitant. »

Le produit intérieur brut mesure la quantité des biens et services produits durant une année dans un pays donné. Il comprend les biens et services marchands. Depuis 1976, les services non marchands comme les services publics (écoles, santé…) ont été ajoutés.

Cet indicateur prend en compte les valeurs ajoutées. La valeur ajoutée est la richesse réellement créée par l’entreprise. Cela correspond à la somme des biens ou des services vendus, déduction faite de toutes les consommations intermédiaires (achat de matières premières, factures d’eau et d’énergie…). Grâce à cette valeur ajoutée, une entreprise paie les salaires, investit ou distribue des dividendes.

La croissance correspond, elle, à l’augmentation du PIB d’une année sur l’autre, déduction faite de l’inflation. « Si le produit intérieur brut est utilisé dans son domaine de pertinence, c’est-à‑dire les valeurs ajoutées produites pendant un an, cet instrument d’analyse est intéressant pour les économistes, explique Jean Gadrey. Le problème survient lorsque le PIB est fétichisé, sacralisé. »

Progressivement, l’économie, la monétarisation et la marchandisation ont envahi des pans entiers de la société. Auparavant, l’économie était soumise à des règles culturelles, religieuses ou politiques (repos dominical, interdiction de l’usure…). « La sphère de la marchandisation ne cesse de s’étendre, analyse Paul Ariès, politologue. Il restait deux domaines qui lui échappaient : la conception des enfants – ça sera de moins en moins vrai – et la fin de vie, mais ce n’est plus trop le cas. Le capitalisme est comme une bicyclette : lorsqu’on fait du vélo, si on arrête de pédaler, on tombe. Le capitalisme, s’il arrête de produire toujours plus, engendre le développement du chômage, de la misère et autres calamités… Et il n’y a rien de pire qu’une société fondée sur la croissance, comme la nôtre, mais sans croissance. »
Autre pourfendeur de la croissance, Serge Latouche dénonce une colonisation de l’imaginaire par la croissance : « La croissance est le mythe sur lequel repose notre société. Elle est le socle fondamental. L’économiste est forcément un partisan de la croissance. L’économie, aujourd’hui, c’est la croissance. La plupart des gens disent : “Je ne connais rien à l’économie” ; ça n’empêche pas qu’ils sont complètement “économicisés” dans leur tête. C’est pour cette raison que j’appelle à une décolonisation de l’imaginaire. C’est une entreprise longue et difficile. »

« La fin de la croissance signifiera un chômage massif si la trajectoire productiviste est maintenue, constate Jean Gadrey. Elle ne s’accompagnera de créations d’emplois que si les gains de qualité et de soutenabilité sont privilégiés. Pour ne prendre qu’un exemple, sans croissance des quantités, on pourrait créer à terme 30 % d’emplois supplémentaires dans l’agriculture si l’agroécologie était généralisée. » Plusieurs études prouvent en effet que passer à une agriculture biologique créerait de l’emploi. Entre 1990 et 2009, des fermes agroécologiques dans le haut bocage poitevin ont produit 50 % d’emplois agricoles supplémentaires, avec moins de subventions publiques. Une autre étude, réalisée au Royaume-Uni, montre que l’agriculture biologique crée près de 50 % d’emplois supplémentaires par ferme, et 30 % de plus par hectare. L’Institut Momentun, qui a imaginé une Île-de-France écologique et plus autonome en 2050, évalue quant à lui le nombre d’emplois agricoles à environ 1,5 million dans cette région, alors qu’il s’élève à 10 000 aujourd’hui.

Ce ne serait, bien sûr, pas le seul secteur concerné. Au niveau mondial, le nombre d’emplois dans les énergies renouvelables est évalué à 28,8 millions en 2050, au lieu de 10,3 millions aujourd’hui.

L’association Negawatt, qui a mis en place un scénario sérieux de transition énergétique en France, évalue la création d’emplois nets à 380 000 en 2030. Les postes dans la rénovation des bâtiments, les transports en commun, le fret ferroviaire et fluvial, les énergies renouvelables et les activités de réparation compensent les baisses d’emplois dans la construction de bâtiments neufs, les transports routiers ou les énergies non renouvelables.

« Il est possible de créer des emplois sans croissance grâce à la reconversion écologique, mais aussi en diminuant le temps de travail, ajoute Dominique Méda. Afin de ne pas reproduire certaines erreurs commises lors de l’application de la loi sur les 35 heures en 2000, il faudrait contrôler davantage si le temps de travail dans les entreprises diminue effectivement. Dans le passé, on a eu tendance à ne supprimer que les temps de pause. On pourrait mettre en place des comités de suivi avec des salariés et conditionner les aides à la création d’emplois. »

L’obsolescence programmée

La consommation – en constante augmentation – est à la base de la croissance. Nous consommons trois fois plus qu’il y a soixante ans. Pour parvenir à cette consommation à outrance, des stratagèmes ont été créés afin de réduire toujours un peu plus la durée de vie des produits. L’obsolescence programmée regroupe ces ruses de toutes sortes. Elle revêt plusieurs formes. Elle peut être technique : les fabricants mettent sciemment en place des astuces pour limiter la durée de vie du produit. L’obsolescence peut être liée au logiciel : les mises à jour bloquent l’appareil ou le ralentissent. La plus significative, cependant, est l’obsolescence esthétique, liée aux effets de mode : par le marketing ou la publicité, on pousse le consommateur à changer constamment de produits, alors qu’ils sont encore efficaces.
Les astuces techniques pour réduire la durée de vie des produits ne manquent pas. Dès les années 1920, un cartel mondial de producteurs d’ampoules électriques s’est mis d’accord pour réduire volontairement leur durée de vie. Depuis, ces techniques touchent de plus en plus de produits : des dizaines de vis sur un clavier afin d’empêcher la réparation d’un ordinateur, des pièces détachées introuvables, des appareils impossibles à démonter, des compteurs qui bloquent l’utilisation d’une imprimante au bout d’un certain nombre de cycles…

L’obsolescence la plus significative est de loin celle liée à l’effet de mode, à la pression de l’achat. Nous sous-estimons l’impact de la publicité et du marketing. L’acte d’achat est devenu un indicateur social, des classes les plus aisées à celles exclues de la société. « L’objectif est de créer des phénomènes mimétiques orientés, analyse Fabrice Flipo, philosophe. Personne n’aime être exclu. On achète des Nike pour ne pas être exclu. C’est d’autant plus fort avec les vrais exclus de la société. Des marques comme Nike sont assez malignes pour jouer de cette exclusion : c’est la perversité maximale. Au travers d’une intégration uniquement symbolique, via l’identification avec les basketteurs et les rappeurs, certains habitants de cités ont l’impression de faire partie de la société grâce au consumérisme, alors qu’ils en sont toujours exclus. »

La croissance verte : une équation impossible ?

Pour réduire notre consommation de gaz à effet de serre, il est préconisé d’investir massivement dans les énergies renouvelables, les voitures électriques, le recyclage, le numérique.
Afin d’éviter tout malentendu, précisons qu’au cours de nos entretiens avec différents spécialistes aucun d’entre eux ne s’est prononcé contre les énergies renouvelables ou le recyclage. Tous encouragent la conversion vers ce type d’énergie ou vers une économie plus circulaire. La question est plutôt de savoir si cela sera suffisant et d’en connaître les effets néfastes.
Pour comprendre cette problématique, nous avons consulté de nombreuses études. Calculer le coût environnemental d’une voiture électrique, d’une éolienne ou d’un panneau solaire n’est pas si simple. Cela dépend du modèle. Il est difficile de mesurer et de calculer l’impact précis d’une infrastructure sur la nature en prenant en compte plusieurs critères, et non les seules émissions de CO2.
Calculs et données sur ce point sont innombrables et les débats entre experts incessants. Cela dépend du périmètre choisi, du coût environnemental de l’usage d’un bien, sans oublier le coût environnemental de la fabrication. « Le monde est une immense machine à expresso, explique Philippe Bihouix, ingénieur. La capsule métallique et le marc de café disparaissent dans les entrailles de la machine ; on ne voit pas les déchets générés (le bac sera vidé ultérieurement, idéalement par le personnel de ménage…), de même que ceux qui ont été nécessaires pour fabriquer la machine, et ceux qu’il faudra gérer quand on la jettera… C’est invisible pour le consommateur. »

Prenons pour commencer l’exemple de la voiture électrique. Un avis de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) indique que le véhicule électrique en fonctionnement consomme moins d’énergie qu’un véhicule classique. Cependant, sur l’ensemble de son cycle de vie, la consommation énergétique d’un véhicule électrique est quasi similaire à celle d’un véhicule diesel car il faut plus d’énergie pour la fabrication de la batterie, ainsi que pour la recharger… Les coûts environnementaux du véhicule électrique se concentrent en grande partie sur la phase de sa fabrication, alors que ceux d’une voiture diesel ou essence sont liés à son utilisation.

« Le résultat de la comparaison dépend de nombreux facteurs, précise Philippe Bihouix. Entre autres : quel type de voiture électrique ? Quelle autonomie en batteries ? Plus il y aura de batteries pour faire des kilomètres, plus l’énergie grise et les émissions de CO2 au départ seront importantes. Le résultat dépend également du nombre de kilomètres effectués par la voiture. À l’extrême, une voiture électrique dotée d’une grande autonomie, très peu utilisée, sera plus polluante. Une voiture électrique dotée d’une petite autonomie et très utilisée sera moins polluante… »

Les véhicules électriques présentent d’autres avantages : moins de dépendance au pétrole importé, réduction des émissions de gaz à effet de serre, amélioration de la qualité de l’air en ville, diminution des nuisances sonores.

Pour certains experts interrogés, les voitures électriques ont un bel avenir et pourraient être écologiquement intéressantes, à condition de privilégier les petits véhicules légers. Ces voitures peuvent être moins autonomes, mais aussi moins gourmandes en matériaux très demandés tels que le lithium ou le cobalt nécessaires aux batteries.

Tous ces métaux et autres terres rares sont très utilisés pour la construction des éoliennes, des panneaux solaires, des batteries et autres équipements numériques. Il ne faut toutefois pas les confondre. Les terres rares sont des éléments métalliques au nombre de dix-sept, tels que le cérium, le scandium ou l’yttrium. Très utilisées dans les nouvelles technologies, elles ne sont pas si rares. Les métaux rares, eux, sont classés en fonction de leur rareté dans la croûte terrestre. Les plus abondants sont le fer, le titane, ou encore l’aluminium. Plus rares sont le cuivre, le cobalt et, plus précieux encore, l’or, le sélénium ou l’indium.

Dans le monde, en vingt-cinq ans, le tonnage extrait du cuivre, du zinc ou du plomb a déjà plus que doublé. Entre 1940 et 2010, la consommation de ciment a quant à elle été multipliée par 50, d’acier par 8, de platine par 25, alors que la population mondiale a été multipliée par trois. La teneur en acier d’une éolienne terrestre est deux à trois fois plus importante que celle d’une centrale à charbon pour la même énergie produite. « Bien d’autres matières premières considérées comme abondantes et bon marché aujourd’hui pourraient devenir critiques demain si elles étaient utilisées en masse dans des technologies implémentées à grande échelle, écrit Olivier Vidal, chercheur au CNRS. C’est le cas du lithium, du cobalt et du graphite, dont la demande pour les batteries devrait exploser dans un futur proche. »

Selon les travaux de ce chercheur, si nous continuons sur cette lancée pour satisfaire nos besoins d’ici 2050, nous aurons extrait davantage de métaux que l’humanité l’a fait depuis son origine ! Olivier Vidal estime que le pic d’extraction du cuivre pourrait être atteint dans quarante ans, en 2060. L’indium, également très utilisé dans le numérique, pourrait connaître des problèmes d’approvisionnement dès 2030-2035. « Ces quinze dernières années, la consommation de presque tous les métaux, cuivre, cobalt, fer ou aluminium, a progressé plus vite que le PIB, ajoute Philippe Bihouix. Il est impossible de faire de la croissance sans abîmer la planète. Nous sommes toujours dans cette logique consistant à croire que la science appliquée et la technologie repoussent les limites et permettent de trouver des solutions. Ce “technosolutionnisme” est dangereux. »

Il est difficile de savoir précisément quels métaux pourraient manquer. Les réserves ne sont pas toutes connues. Mais un point fait l’unanimité : les gisements seront plus difficiles à trouver. Le risque : au fil des années, il faudra creuser toujours plus profond dans la terre afin de trouver ces métaux indispensables aux énergies renouvelables. D’après Philippe Bihouix, pour produire l’équivalent de la consommation électrique mondiale par an, il faudrait plusieurs centaines d’années de production actuelle de panneaux solaires.

Aujourd’hui, afin de produire de l’électricité, nous émettons du CO2 à l’aide d’une énergie d’origine fossile. Demain, nous extrairons toujours plus de métaux pour capter et stocker l’énergie renouvelable. Par conséquent, produire la même quantité d’énergie avec des éoliennes ou des panneaux solaires ne ferait que déplacer le problème : de la pénurie de pétrole et des émissions de CO2 aux difficultés d’extraire des minerais de plus en rares, sans oublier les pollutions liées à cette extraction !