Entretien avec Jézabel Couppey-Soubeyran, la Covid-19, révélatrice du besoin de réformes structurelles de la finance !
- mai 09, 2021
- Les entretiens fondamentaux
Entretien avec Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste et maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
« On peut s’attendre à une vague de faillites. Est-ce que les banques ont vraiment la capacité d’absorber ces pertes lourdes ? À mon avis, la réponse est non. »
Jézabel Couppey-Soubeyran enseigne l’économie monétaire et financière depuis plus de vingt ans. Après quinze années de missions comme conseillère scientifique, notamment au service du CAE (conseil d’analyse économique), puis au CEPII (co-rédactrice en chef de la Lettre du CEPII), elle a rejoint le think tank Institut Veblen et participe à l’élaboration de propositions sur les réformes financières et monétaires pour accélérer la transition écologique. L’économiste est très attachée au partage des recherches scientifiques et à l’enseignement de la culture économique et financière. Régulièrement publiée dans les tribunes économiques du Monde, où elle tient une chronique mensuelle, elle est l’auteur de nombreux travaux sur les banques, l’instabilité et la régulation financière. Son dernier ouvrage grand public est L’économie en BD.
Carnets d’alerte : En pleine crise de la Covid, nous traversons une période de décroissance, de récession. Les banques sont-elles en capacité de résister au risque de nombreuses faillites ?
Jézabel Couppey-Soubeyran : Pour le moment, les entreprises ont été soutenues par les subventions et les fameux prêts garantis. Les faillites n’ont pas eu lieu. La problématique est celle des entreprises zombies, c’est-à-dire celles qui sont maintenues en vie artificiellement ou celles qui feront faillite plus tard.
On peut s’attendre à ce qu’une vague de faillites vienne aggraver les bilans bancaires. Alors, se poserait la question de savoir si les banques ont vraiment la capacité d’absorber ces pertes lourdes ? À mon avis, la réponse est non.
Que se passe-t-il actuellement sur les marchés financiers ?
L’action des banques centrales est le principal déterminant de ce qui se passe sur les marchés. Aujourd’hui, la monnaie est créée par les banques centrales, au service des banques et du secteur financier. Avec les achats de titres de la Banque Centrale, la frontière entre titres et monnaies s’efface. Lorsqu’elle promet aux investisseurs de racheter leurs titres, pour eux, ceux-ci s’apparentent presque à de la monnaie. La monnaie est en train de se financiariser. Les titres de dette publique notamment, deviennent à certains endroits, de la quasi-monnaie.
Les marchés sont au plus haut alors que l’économie est en récession. Peut-on parler de déconnexion entre l’économie réelle et les marchés financiers ?
C’est bien ce que nous sommes en train d’expliquer. Cette déconnexion s’explique par l’action des banques centrales qui profite bien moins à l’économie réelle qu’aux banques et aux marchés financiers, précisément parce que ces derniers sont de moins en moins connectés à l’économie réelle et de plus en plus en rotation sur eux-mêmes. Cependant, je ne dis pas que la Banque Centrale Européenne devrait arrêter ses rachats d’actifs du jour au lendemain.
Cela créerait un effondrement. C’est un cercle vicieux. La BCE est obligée de procéder à ses rachats pour permettre aux États de la zone euro de se financer aux taux les plus bas possibles et éloigner le spectre d’une crise de la dette souveraine. En fait, la BCE colmate une énorme brèche de la construction européenne : il n’y a pas d’union budgétaire donc pas de partage du risque souverain entre les Etats de la zone euro.
Certains de mes collègues économistes expliquent cette déconnexion plus positivement en disant que les marchés ont une vision prospective, et que le haut niveau des prix des titres ne fait que traduire la forte reprise qu’ils anticipent. S’ils sont vraiment dans l’anticipation de ce qui va se passer après, je les trouve quand même très optimistes.
Cette complicité entre marchés financiers et l’Etat, souvent dénoncée par une partie de la société civile, s’est-elle accentuée pendant la Covid ?
Il y a toujours eu des liens entre la finance et la haute fonction publique renforcés par des aller-retour entre ces deux secteurs que tout le monde ou presque trouve normal aujourd’hui. Au point que dans l’esprit des gouvernants, l’intérêt du secteur bancaire et financier est presque confondu avec l’intérêt général. C’est un deal implicite. Les États se financent sur les marchés, les banques achètent massivement leurs titres en échange de quoi, les États continuent d’apporter une sorte de garantie de sauvetage, de bons traitements au secteur bancaire et financier.
Tout se fait désormais en fonction des banques et des marchés. Depuis la crise financière de 2007-2008 et plus encore avec cette crise sanitaire, la Banque centrale les met sous perfusion. Les marchés sont drogués à la liquidité centrale. Sans les opérations de la Banque centrale, tout s’effondre.
« Beaucoup mettent en avant un système assaini et des banques plus solides. En réalité, pas grand-chose n’a changé. »
La titrisation [le fait de transformer les créances en titres financiers] a été un facteur au cœur de la crise des subprimes. Ensuite, la Commission Européenne a mené tout un travail de normalisation de la titrisation pour essayer de la rendre plus transparente. Elle s’est de nouveau développée aux États-Unis sur certains types de prêts (immobiliers et étudiants notamment). C’est un instrument qui peut être utile pour les banques. Mais c’est toujours difficile de savoir si c’est réellement une opération d’assainissement ou s’il s’agit d’une opération de camouflage.
Aujourd’hui la titrisation est à nouveau encouragée, en particulier pour les prêts non performants [ceux qui ne seront pas complètement remboursés]. Une autre solution aurait été de mettre en place des structures publiques de Bad Bank ou de Cleaning Bank : des structures publiques récupérant les prêts non performants et les créances douteuses, sous conditions (prêts aux PME, investissement vert, etc… ). Ce n’est pas la solution qui s’est imposée. De fil en aiguille, on est arrivé à l’idée que les établissements vont revendre des paquets de créances à des structures financières.
D’autres réformes grand public ont-elles été relâchées avec la crise Covid ?
Outre la titrisation, les autorités prudentielles revendiquent l’utilité d’un relâchement prudentiel en période de crise, c’est-à-dire, desserrer les règles mises en place pour que les banques apportent à l’économie le soutien dont elle a besoin. Il s’agit principalement d’un relâchement des contraintes de fonds propres des banques, dont l’usage devait se resserrer avec les accords de Bâle 3 [signés au comité de Bâle pour répondre à la crise financière de 2007-2008]. Nous assistons à l’insuffisance des efforts d’après-crise. Les subprimes ont été une prise de conscience du risque de crise systémique et nous aurions dû largement renforcer tout ce qui est macroprudentiel [prévenir le risque systémique et assurer la stabilité du système financier dans son ensemble].
Finalement, le système bancaire a-t-il changé après la crise de 2008 ?
J’ai l’impression qu’on surestime beaucoup les leçons de la crise financière de 2007-2008. Beaucoup mettent en avant un système assaini et des banques plus solides. En réalité, pas grand-chose n’a changé. On ne s’est pas doté des règles qui permettraient réellement d’opérer une action contra-cyclique [relance inverse au cycle de la finance] ou permettraient de brancher l’activité des banques sur l’économie et les besoins réels des entreprises. Les banques ont une capacité un peu plus grande à absorber des pertes, mais nous sommes dans un contexte où elles pourraient être très importantes.
Quelles réformes devrions-nous mettre en place pour éviter un risque de crise financière en plus d’une crise économique, après la Covid ?
Nous aurions pu mettre en place des règles plus strictes au niveau microprudentiel [prévenir le risque d’établissements bancaires au niveau individuel]. Cela comprend aussi plus de macroprudentiel. Faire en sorte que les règles soient ajustées en fonction du cycle financier et du degré de systémicité des établissements (qui dépend de leur taille, de leurs interconnexions, de leur internationalisation, etc.).
On ne parle jamais de la concentration du secteur bancaire, mais en réalité, elle est énorme. Les règles structurelles manquent et elles auraient dû également viser cette concentration, veiller à une plus grande diversité de l’écosystème bancaire et introduire plus de banques publiques pour aider davantage les petites entreprises, fournir aussi un service d’accompagnement, etc…
Pourrait-on envisager de distribuer la monnaie centrale directement dans l’économie ?
Il me semble qu’on gagnerait à ce que la monnaie centrale soit déversée directement aux ménages, aux entreprises, aux États. Cela permettrait de réaliser des investissements publics qui sinon n’auront pas lieu au nom de la soutenabilité de la dette publique. Ce serait de la monnaie hélicoptère, un concept qui paraît, encore aujourd’hui, complètement hors-cadre. Mais demain, ce sera peut-être la solution inévitable pour sauver le système économique, ou changer la société.
« J’ai l’impression qu’on surestime beaucoup les leçons de la crise financière de 2007-2008. Beaucoup mettent en avant un système assaini et des banques plus solides. En réalité, pas grand-chose n’a changé. »
Les banques et marchés financiers sont-ils prêts à pousser vers la transition écologique ?
Pour changer véritablement la société, il nous faudra passer par une réorganisation complète du régime monétaire. On est très loin d’utiliser le pouvoir monétaire de la Banque centrale pour réaliser la transition écologique. Il y a bien une prise de conscience du risque climatique mais pour le moment surtout sous l’angle des risques financiers qu’il induit pour la finance. Alors on cherche à évaluer ces risques très finement mais ça ne débouche pas beaucoup sur l’action. Or on sait déjà quel désastre sera la crise climatique pour l’économie et bien au-delà, il faut donc agir selon un principe de précaution et avoir conscience que c’est aussi notre système économique et financier qui accroît le risque climatique.
Il y a de nombreuses pistes déjà étudiées pour verdir la finance et la politique monétaire. On pourrait imaginer un projet de QE* vert par exemple, avec des États qui émettraient des titres d’emprunt directement dirigés pour réaliser des investissements d’infrastructures, que la Banque centrale s’engagerait à racheter. Mais on n’en est pas là. Le verdissement va sans doute se faire par (trop) petites touches. En Europe, la BCE va bientôt communiquer les résultats de cette révision stratégique et annoncer que son portefeuille de titres privés, respectera désormais des critères environnementaux. C’est déjà ça mais il faudra verdir bien plus.
Peut-on croire en une réforme structurelle des marchés ?
Sans généraliser, je trouve que la remise en question du secteur reste timide. Les choses n’ont pas tant changé depuis la crise des subprimes. Même au niveau de l’enseignement de la finance. Un sondage mené auprès de nos collègues pour savoir s’ils enseignaient la finance différemment depuis la crise a donné lieu à un triste résultat. Il y a encore beaucoup de collègues pour qui les marchés ont raison. Il y a encore la croyance de l’efficience des marchés. Malgré tout, il y a cette volonté farouche de comprendre ce qui se passe et de dénoncer des dysfonctionnements. Peut-être que rien ne changera, mais, au-moins, nous aurons compris, partagé et alerté.
Interview réalisée par Marion Biosse Duplan et Juliette Duquesne
*QE : Le « quantitative easing » (QE) ou « assouplissement quantitatif » est une mesure de politique monétaire dite non conventionnelle, une politique de dernier recours mise en place par une banque centrale, lorsque les autres méthodes se sont révélées inefficaces.
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