Entretien avec Frédéric Bardeau, le numérique responsable : un changement à amorcer de l’intérieur ?
- mai 09, 2021
- Les entretiens fondamentaux
Entretien avec Frédéric Bardeau, président et co-fondateur de Simplon.co
“Nous faisons un pari, mettre sur le marché des professionnels formés différemment pour transformer le monde des geeks de l’intérieur.“
Cette entreprise sociale et solidaire française fondée en 2013 forme gratuitement aux métiers techniques du numérique en France et dans une vingtaine de pays.
L’idée ? Utiliser le numérique comme un créateur d’emploi et un levier d’inclusion sociale, tout en accompagnant d’autres acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS) vers une transformation digitale plus responsable.
Diplômé en sciences politiques et en intelligence économique, Frédéric Bardeau est un entrepreneur social inspiré par le potentiel du numérique depuis 25 ans. Il a notamment travaillé pendant quinze ans à la digitalisation de la communication, du plaidoyer et de la collecte de fonds de grandes ONG et fondations françaises et internationales.
En huit ans, le réseau Simplon a formé près de 12.000 personnes dans le monde, dont les deux tiers en France, avec un taux de sortie positif de retour vers l’emploi de 72 %.
D’où vous vient cette passion pour les possibilités économiques autour du numérique et de l’intelligence artificielle ?
J’ai beaucoup tergiversé pour savoir comment je pouvais être utile. J’ai même été dans l’armée. Le déclic vient du jour où je me suis connecté à internet pour la première fois, le 3 septembre 1997 à midi. Je m’en souviendrai toute ma vie. À l’époque, la toile était une espèce de Far West quasiment vierge. Il faut imaginer toutes les possibilités que cela offrait : faire du business, de l’actualité, de la surveillance etc…
Depuis 23 ans, mon fil conducteur est resté le même : comment utiliser Internet pour faire des choses positives ? Cette passion m’a amené à travailler avec des ONG, à écrire deux livres sur le numérique, notamment sur le phénomène “Anonymous“. Assez rapidement, savoir coder et maîtriser le numérique m’a semblé être comme des pouvoirs magiques. Ce qui m’intéresse dans le numérique : tout ce que nous pouvons faire avec, et à quel point cela peut changer la vie des gens.
Comment définiriez-vous Simplon ?
C’est une entreprise sociale qui mélange deux problèmes pour en faire une solution. Le premier est le chômage. Le deuxième est le manque de personnes dotées de compétences numériques pour travailler dans des métiers techniques comme développeurs ou autres. Concrètement, cela signifie : permettre aux chercheurs d’emploi de trouver un travail en répondant aux besoins technologiques des entreprises.
Nous devenons des entrepreneurs sociaux car nous faisons tout cela gratuitement. Il est possible de venir de n’importe où, d’avoir n’importe quel diplôme ou même aucune certification. Il n’y a pas de niveau d’anglais prérequis, pas d’âge. Le secteur du numérique est très attractif et peut ouvrir la voie vers des postes extrêmement bien payés. C’est un pouvoir d’ascension sociale extraordinaire.
Comment faire des métiers aussi techniques que le code et l’intelligence artificielle, des professions accessibles à tous ?
Crédit photo : Welcome to the Jungle
Dans nos formations, nous définissons le code comme la possibilité d’apprendre la langue des machines pour leur donner des instructions et parler avec elles. L’IA est l’utilisation de la technologie pour accomplir des fonctions normalement dévolues à l’intelligence humaine.
Avant, dans l’imaginaire collectif, nous pensions qu’il fallait être ingénieur pour coder ou travailler dans l’Intelligence Artificielle. Mais en réalité, pour chaque métier du numérique, il y a des niveaux d’expert-ingénieur et des niveaux de technicien.
Nous formons aux métiers techniques accessibles : de la formation de base pour apprendre le code ou l’administration réseau sans prérequis, à l’IA, qui demande un minimum de bases en mathématiques et la maîtrise d’un langage de programmation. Post-certification, les deux tiers de nos apprentis vont répondre à un besoin sur des postes de développeurs, le métier le plus en tension du numérique.
Est-ce aussi une façon de créer de l’emploi là où la révolution technologique est accusée d’en détruire ?
On sait que l’automatisation, la robotisation et l’IA ont détruit des centaines de milliers d’emplois. Mais ces domaines en créent aussi. On imagine souvent à tort que ces nouveaux métiers vont servir uniquement des entreprises de la technologie. En réalité, aujourd’hui, tout le monde a des besoins en numérique, aussi bien TF1 que Carrefour ou Renault. Autant dans des petites start-up que des grosses banques. La mission de Simplon est de créer ces opportunités d’emploi, en modifiant la sociologie de l’intérieur des entreprises avec des profils différents, et en poussant vers un numérique plus responsable.
“Il y a des manières de penser à l’impact écologique à chaque étape de l’application.“
On parle de sobriété numérique pour réduire l’impact environnemental et notamment de “green coding“. En quoi cela consiste-t-il ?
On peut parler d’application ou d’un site web éco-conçu comme de construction éco-responsable. Ça tient à la conception c’est à dire la manière dont c’est fabriqué, les matériaux utilisés, jusqu’à la gestion et à la façon dont le produit numérique va mourir. Nous pensons rarement à la fin du cycle de vie d’une application. Faut-il la jeter ou la laisser occuper de la mémoire sur un serveur ? On sait également que 81 % des fonctionnalités d’un site Web ne sont jamais utilisées. La démarche est de se poser les bonnes questions. Par exemple, celle de l’utilité de développer une fonctionnalité que personne ne va utiliser.
Concrètement, comment pousser vers le numérique responsable ? Avez-vous des exemples d’acteurs dans ce domaine ?
Dans ce métier, un professionnel se doit d’être sensible à l’impact environnemental. Simplon met en place un module systématique d’éco-conception de logiciels et de green coding et nous avons aussi un module RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) pour sensibiliser sur la protection des données.
Le sujet de l’impact écologique du numérique ou “Green IT“ émerge seulement, tandis que des spécialistes comme Frédéric Bordage, en parlent depuis des années. Il y a des manières de penser à l’impact écologique à chaque étape de l’application. Et je suis persuadé que cela va devenir un métier à part entière.
Comme exemple, je pense au site web du Low Tech Magazine, alimenté par une éolienne ce qui est assez incroyable. Plus paradoxal, certaines grosses entreprises comme SNCF, Pôle Emploi et Société Générale commencent à réfléchir sur ces sujets et proposent des choses intéressantes.
Démocratiser le langage technologique et favoriser l’inclusion sociale sont une première étape dans la création d’un nouveau numérique ?
C’est notre pari. Mettre sur le marché des profils variés (des reconversions, beaucoup plus de femmes) et formés à l’impact écologique et l’accessibilité numérique pour transformer le monde des geeks de l’intérieur. On sent bien chez les professionnels une recherche de sens qui ne se limite pas aux cadres de Total, fatigués d’alimenter le marché des énergies fossiles. Les grandes entreprises technologiques emploient des salariés sensibles aux questions environnementales. Sans cette motivation interne, même les meilleurs ne voudront plus travailler chez Google. La guerre des talents est aussi la diversité des salariés.
“Les entreprises prêtes à recruter des profils différents ne sont pas nécessairement celles qui défendent la sobriété numérique.“
Simplon aspire à un numérique plus responsable tout en étant lié aux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Nous sommes dans la schizophrénie permanente. Un pied dans l’économie sociale et solidaire, le numérique responsable et en même temps, avec les GAFA. Chez Simplon, vous pouvez avoir un workshop le matin avec la quadrature du Net et un atelier l’après-midi avec Google et Microsoft.
Nous faisons le choix de creuser dans les deux voies car nos apprenants peuvent trouver un poste dans les deux cas, et il n’y a pas une offre d’emploi massive en low tech.
Former nos apprentis aux technologies de ces géants est aussi ce qui leur donnera une valeur sur le marché du travail. Les entreprises prêtes à recruter des profils différents ne sont pas nécessairement celles qui défendent la sobriété numérique. D’où l’idée de « détourner l’avion » de l’intérieur.
Vous cherchez aussi votre équilibre au niveau financier, un combat qui n’est pas simple. Comment faites-vous ?
Notre modèle économique, hybride, est une source de tension permanente. Il est difficile de stabiliser ce mode de financement quand on n’a rien à vendre, alors que l’industrie de la formation est un énorme business. Il s’agit de prendre le meilleur de tous les contributeurs car les subventions et le mécénat ne sont pas éternels. Notre curseur entre les financements publics et privés change quasiment tous les ans (environ 35 % de mécénat et de subventions en 2019).
Pour résumer, nous sommes une SAS agréée entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS), qui fait des levées de fonds et se comporte comme une start-up de l’économie sociale et solidaire.
Un nouveau numérique est-il possible ?
Je pense qu’un autre numérique peut exister en plus de celui que nous maîtrisons actuellement, mais pas le remplacer complètement. Le numérique est né du système capitaliste.
Malheureusement nous serons réellement contraints à la sobriété numérique quand nous serons au pied du mur avec cette infrastructure Internet critique pour notre planète. Mais pour l’instant, c’est comme pour le Peak Oil, nous ne manquons pas de ressources et il y a des forces assez puissantes pour que cela continue.
On ne peut pas rêver d’un numérique complètement « dégafaïsé » et low tech, avec des éoliennes qui font tourner les serveurs. Par contre, nous pouvons le faire évoluer, car l’Internet tel que nous le connaissons n’est pas durable. Nous ne pouvons pas continuer comme cela.
Marion Biosse Duplan et Juliette Duquesne
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