Entretien avec Bernard Laponche : le nucléaire, une solution qui n’est pas écologique !

Bernard Laponche est docteur en physique des réacteurs nucléaires et en économie de l’énergie. Après avoir travaillé de nombreuses années au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), il a pris position dans la lutte politique contre le nucléaire et s’est consacré professionnellement à la maîtrise de l’énergie (efficacité énergétique et énergies renouvelables). Il a été le conseiller technique de la ministre de l’environnement Dominique Voynet pour l’énergie et la sûreté nucléaire pendant

deux ans. Il a été directeur général de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME). Il a créé, avec Florence Rosenstiehl, le bureau d’études International Conseil Energie (ICE). Il a également cofondé les associations Global Chance et Energie Partagée. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Maîtrise de l’énergie pour un monde vivable et En finir avec le nucléaire. Il est aujourd’hui une référence majeure en tant qu’expert du nucléaire en France, notamment pour Greenpeace.

Vous êtes  initialement scientifique, quel a été votre chemin afin d’arriver à vous positionner politiquement ?

Je travaillais depuis 1961 au Commissariat à l’énergie atomique (CEA). C’était intéressant, même si je n’étais pas passionné. Pendant plusieurs années, je ne me suis pas posé la question de savoir si le nucléaire était dangereux ou pas. À cette époque, j’étais déjà syndiqué à la CFDT (Confédération française démocratique du travail), mais je n’étais pas du tout militant. C’est en mai 68 que les choses ont basculé dans ma vie. J’ai été très actif dans la “révolution”. Ce fut une expérience extraordinaire dans une période extraordinaire. Il y avait le mouvement étudiant, mais aussi la grève générale. C’était un mouvement d’une ampleur que l’on n’a pas connue depuis. Pendant plusieurs semaines, nous avons autogéré le centre de Saclay [CEA].  Nous avons géré démocratiquement un centre de recherche de 8 000 personnes. J’étais secrétaire du conseil du comité intersyndical d’action. On peut dire que c’est de là que part mon initiation à la politique.  On se réunissait tous les jeudis dans le grand amphithéâtre, pour faire une assemblée générale dont j’étais l’animateur jusqu’en mai 1969. C’était très actif, animé. Curieusement nous n’avons pas parlé du nucléaire et de ses risques, mais essentiellement des questions sociales et de démocratie.

Dans les années 60, la critique du nucléaire du fait de ses risques restait limitée à quelques petits groupes et même à quelques  individus. C’est à la fin de la décennie que les associations commencèrent à intervenir (Survivre et Vivre,  Amis de la Terre). Les années 70 furent pour moi celles du grand changement : je quittais le nucléaire et devenais permanent au syndicat CFDT du CEA, puis plus tard au niveau national. Ce fut une période de luttes intenses contre l’implantation des centrales nucléaires, contre la construction du réacteur Superphénix, contre la privatisation et sur les conditions de travail à Marcoule et surtout à La Hague.

De plus en plus de personnes dans la société critiquaient le nucléaire, notamment le nucléaire militaire. Nous avons alors commencé un grand travail d’information sur la sûreté nucléaire. Un syndicat du nucléaire s’opposant au nucléaire était une structure unique au monde. J’ai réalisé à quel point le nucléaire était dangereux et je me suis  opposé à son utilisation. Le virage a donc été dans les années 1970 : j’ai décidé de quitter le secteur du nucléaire.

La CFDT et les Amis de la Terre ont lancé en 1979 une pétition contre le programme nucléaire et proposé un programme énergétique alternatif. Elle a été signée par toute la gauche, dont  François Mitterrand. Nous avions donc beaucoup d’espoir dans les élections mais François Mitterrand n’a pas tenu ses promesses. En octobre 1981, le Premier ministre, Pierre Mauroy a réalisé un fantastique discours pro-nucléaire, nous étions écœurés. Cela a été un coup fort contre le mouvement.

Quel lien existe-t-il entre mai 68 et l’émergence de l’écologie politique ?

Il y a un lien puissant du point de vue de la protestation pour plus d’égalité, de démocratie, moins d’État, l’anti-hiérarchie et la volonté de changer le système d’organisation de la société. Tout cela était inspiré des mouvements qui ont commencé aux États-Unis. Le mouvement hippie avait la particularité d’associer la lutte pour l’égalité à l’idée d’un retour à la nature, ce qui n’était pas le cas en France. Dans un esprit anti-autoritaire, le nucléaire représentait l’archétype d’une société centralisée et autoritaire. Les centrales nucléaires étaient imposées sans que l’on ne demande jamais l’avis des personnes concernées. Nous avions un État nucléaire : le CEA et EDF appartenaient à l’Etat, les parlementaires le défendaient parce qu’il représentait la puissance de l’Etat. Le nucléaire n’est pas un lobby, il est dans l’État. C’était insupportable.

« Dans un esprit anti-autoritaire, le nucléaire représentait l’archétype d’une société centralisée et autoritaire. »

Comment décririez-vous le mouvement de l’époque à  un étudiant d’une vingtaine d’années aujourd’hui ?

L’écologie était plus que marginale. Pourtant, les idées que l’on défend aujourd’hui étaient déjà là. On peut les retrouver dans le livre fondateur du club de Rome, Les Limites de la croissance. Il y avait une adhésion de beaucoup d’organisations mais les politiques sont restés productivistes et conservateurs, y compris les communistes et les socialistes. La classe politique n’a pas du tout su comprendre. Nous avons perdu 50 ans.

Et pourtant,  l’Agence pour les économies d’énergie (AEE) a été créée en 1974 et le Commissariat à l’énergie solaire (COMES) en 1978. Le gouvernement socialiste décide leur fusion et crée en 1982 l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME) dont le président est Michel Rolland qui était responsable national à la CFDT et avec qui je travaillais depuis plusieurs années.

« Les idées que l’on défend aujourd’hui étaient déjà là (…) Nous avons perdu 50 ans. »

L’idée que le nucléaire est une bonne solution pour lutter contre le réchauffement climatique ou bien qu’une sortie du nucléaire implique forcément une augmentation du charbon sont très ancrées dans l’opinion commune, même chez les écologistes, comment cela se fait-il ?

Ces idées sont présentes parce que les moyens d’information sont très biaisés. Un journal aura des difficultés à écrire du mal d’EDF qui peut payer des pages de publicité. Pour lutter contre cela, il faut organiser des débats entre les deux parties prenantes d’un sujet comme le fait la Commission nationale du débat public. On ne peut pas créer une information sans organiser une expertise contradictoire. Un expert est une personne qui a une connaissance reconnue et surtout qui ne dépend pas d’une entreprise, ce qui garantit son honnêteté intellectuelle,  contrairement à quelqu’un connaissant bien le nucléaire mais qui travaille à EDF et qui défendra toujours son entreprise. Rien n’est fait pour que l’expertise contradictoire soit mise au même niveau que l’expertise officielle parce qu’on ne veut pas la démocratie. La classe dirigeante devrait s’engager à tenir compte de tous les débats publics mais elle est contre le débat.

Pourquoi, selon vous, le nucléaire n’est-il une solution ni écologique ni économique ?

La production d’électricité d’origine nucléaire émet peu de gaz à effet de serre. Mais augmenter sa part dans la production d’énergie ne résoudrait pas pour autant le problème. La part du nucléaire dans la consommation d’énergie mondiale est de 2,5 % ce qui est très faible. Par conséquent, si on arrêtait tous les réacteurs et qu’on les remplaçait par des modes de production actuels comme le charbon ou le pétrole, les émissions de gaz à effet de serre augmenteraient de 2 %. On se rend compte que le nucléaire est futile pour lutter contre le réchauffement climatique. Il faudrait pour sortir de la marginalité atteindre des chiffres de l’ordre de 10 % des émissions évitées, démarrer un nouveau réacteur chaque semaine, sans qu’on ait la moindre idée des pays susceptibles de les accueillir sur leur réseau, des pôles industriels à développer intensivement et de l’origine des sommes gigantesques à rassembler pour financer ces investissements à haut risque et à temps de retour de cinq ou six décennies.

Ensuite, l’idée que l’Allemagne aurait augmenté sa consommation de charbon en sortant du nucléaire est fausse. La montée des renouvelables a plus que compensé la baisse du nucléaire donc le charbon a baissé. Ils ont pour objectif la sortie du nucléaire en 2022 et celle du charbon en 2038. Pour la plupart des pays qui produisent du nucléaire comme les États-Unis et le Japon cela représente entre 15 et 25 % de leur consommation d’énergie. La France qui en a fait un emblème national est une exception avec une part de 75 %.  Mais ce n’est qu’une façon de produire de l’électricité. Pourquoi l’éolien ne serait-il pas un symbole de la France ? Pour finir, bien que ce soit très important, on ne peut pas considérer que le seul risque pour les hommes soit le changement climatique.

Il ne faut pas oublier, avec le nucléaire, la multiplication exponentielle des risques d’accident majeur,  des risques de restriction de la production en cas de canicule, des risques de rupture d’approvisionnement d’origine géopolitique  d’uranium, le démantèlement des centrales et le traitement des déchets nucléaires. À ces risques s’ajoutent ceux liés à  l’accumulation de déchets à haute activité et de très longue durée de vie dont personne ne sait que faire. Un dernier danger n’est pas à négliger : les risques de prolifération vers les activités militaires que susciterait une dissémination trop rapide des technologies nucléaires dans des pays qui ne disposent ni de la stabilité politique, ni des infrastructures ni de la culture de sûreté et de sécurité indispensables.

Il faut revenir à la raison : une telle aventure est beaucoup plus risquée du point de vue technique, beaucoup plus onéreuse, moins efficace et beaucoup plus longue à mettre en œuvre que des politiques d’économie d’énergie et de développement des énergies renouvelables.

« On se rend compte que le nucléaire est futile pour lutter contre le réchauffement climatique. »

Pensez-vous que  le nucléaire a perdu sa place au sein du mouvement écologiste car on se concentre davantage sur l’urgence du réchauffement climatique ?

Oui. La première explication est qu’un mouvement a besoin de temps en temps de victoires.  Concernant le nucléaire, nous avons eu une victoire politique sur le projet Superphénix en 1990. Mais sur toute cette période de 50 ans, c’est la seule en France. Ce fut une victoire symbolique mais qui n’a pas arrêté le rouleau compresseur. Un collègue m’a dit un jour :   » Dans ce domaine, il faut tenir la distance comme dans un marathon. On fait des papiers, des manifs, et la centrale est toujours là. » (…)

Les militants, en grande partie les jeunes s’aperçoivent qu’une lutte contre quelque chose qui est une forteresse colossale, c’est fatigant. Ce n’est pas comme les actions directes qu’on peut faire pour la biodiversité où il y a un résultat visible et positif. C’est plus difficile pour les économies d’énergie, on ne voit rien. Dans le domaine de l’énergie, on insiste beaucoup plus sur les énergies renouvelables que sur les économies d’énergie. Ça me rend furieux car il faut faire les deux. Si on ne fait que du renouvelable, on retombe dans une mentalité productiviste. Je pense que l’on n’a  pas assez conscience que l’argent investi dans le nucléaire est de l’argent qu’on ne met pas dans les économies d’énergie et les énergies renouvelables alors qu’elles coûtent beaucoup moins cher.

« Dans le domaine de l’énergie, on insiste beaucoup plus sur les énergies renouvelables que les économies d’énergie. Ça me rend furieux car il faut faire les deux. »

Pourquoi la démocratie est-elle aussi importante pour l’écologie ?

La démocratie est importante pour tout. L’écologie n’englobe pas tout, il y a les droits humains, la guerre et la paix qu’il faut traiter en tant que tels, dans une démarche cohérente qui rassemble toutes ces exigences. Il faut des systèmes d’organisation de la société qui permettent de tenir compte de l’avis des citoyens et pour cela les citoyens doivent être informés. Il faudrait former les députés aux sujets qu’ils doivent traiter.

S’il y avait un meilleur système démocratique, irait-on vers des décisions politiques plus ambitieuses par rapport aux enjeux environnementaux ?

Oui. Mais en France le problème vient du système électoral, avec plus de proportionnelle on aurait un groupe EELV [Europe Écologie les Verts] au Parlement. Il faut changer la loi électorale dans la constitution. Si les régions étaient représentées dans une chambre, on ne pourrait pas construire une centrale si la région concernée n’était pas d’accord. On devrait aussi enseigner l’exercice pratique de la démocratie dès l’école maternelle en faisant, par exemple, voter les enfants sur les jeux de l’après-midi. Lorsque les enfants arriveraient à l’âge de voter, cela leur paraîtrait naturel.

« On devrait aussi enseigner l’exercice pratique de la démocratie dès la maternelle »

Quelle est la marge de manœuvre et d’influence des grandes organisations comme Greenpeace ? À  quel point  peut-on changer les choses sans être au gouvernement ?

C’est une question difficile. Par la communication et les événements, des idées de Greenpeace se diffusent dans la société. Les citoyens ont confiance  en ces organisations. Mais par rapport aux décisions politiques, le résultat est faible. Le drame aujourd’hui est l’abstention. Si on est contre le capitalisme et qu’on ne vote pas, on laisse les autres voter pour ceux à qui l’on s’oppose. C’est une question fondamentale ! Faire son compost, son jardin, c’est très bien mais s’il n’y a pas au parlement des personnes capables de défendre nos causes c’est grave ! Je pense qu’il faut au moins voter !

Comment choisir où agir pour avoir le plus grand impact ? Peut-on faire de la politique tout en gardant de la sincérité dans son idéologie ?

Ce n’est pas comme ça qu’il faut poser la question. Il faut explorer. Nous ne pouvons pas peser actuellement le poids qu’ont les initiatives citoyennes et territoriales mais elles se multiplient de plus en plus. Par exemple, ce que nous avons fait dans les années 1970 a préparé ce qui se passe aujourd’hui.

Même si c’est rare, il est possible de faire de la politique tout en  restant fidèle à son idéologie. Ceux qui sont dérangeants sont ceux qui veulent avoir du pouvoir car ils sont prêts à marcher sur tout le monde. Il faut que le pouvoir soit suffisamment bien réparti pour que l’ambition du pouvoir devienne dérisoire.

La jeune génération est confrontée à une grande anxiété face à l’idée d’un avenir invivable : comment faire lorsqu’on est jeune, pour être réaliste et en même temps continuer de se lever le matin pour mettre son énergie dans cette lutte ?

Je pense que sur le plan personnel ou collectif, l’avenir est toujours très incertain.  On fait son devoir. On est là un peu par hasard et il faut accepter l’incertitude. Ce n’est pas forcément frustrant, c’est une question de caractère. Je ne me suis jamais senti frustré et pourtant j’ai souvent perdu ! Il me semble également essentiel que les jeunes travaillent et s’informent davantage sur ce genre de sujets  afin de former leur opinion.

Interview réalisée par Estrella Clouet.

 

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