Entretien avec Benjamin Bayart : Entre Big Data et surveillance, en route vers une société paranoïaque !
- juin 20, 2021
- Les entretiens fondamentaux
Entretien avec Benjamin Bayart, informaticien, ingénieur, cofondateur de La Quadrature du Net et coprésident de la Fédération des Fournisseurs d’Accès Internet Associatif (FFDN).
La Quadrature du Net a été créée en 2008 pour promouvoir et défendre les libertés fondamentales dans le monde numérique.
L’association agit par la production et la mise en débat d’analyses des enjeux du monde informatique, jusqu’aux plaidoyers politiques et juridiques, afin de porter ces analyses auprès des grandes institutions. Sa mission est de sensibiliser et éduquer le plus grand nombre à l’univers du numérique, ses enjeux et ses pratiques.
Fervent militant de la neutralité du net, des logiciels libres et expert en télécommunications, Benjamin Bayart œuvre depuis des dizaines d’années à la création d’un numérique libre, loin des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft)
“On considère que nous ne sommes plus des personnes mais des données. Philosophiquement, c’est une des choses les plus dangereuses de notre époque.“
D’où vous vient cette passion de l’informatique et de la défense de nos libertés ?
C’est une passion d’enfant. Il n’y a rien de plus amusant que de programmer un ordinateur.
Je suis un artisan qui aime faire et savoir-faire. On imagine que l’informatique est extrêmement immatérielle. C’est faux. Écrire des programmes implique de travailler avec ses mains.
En grand ami des nombres et de la structure logique, cette façon de réfléchir m’a également séduit.
Concernant les libertés, mon attrait est très profond. Cela m’intéresse d’aider les gens, ce qui implique de garantir un certain nombre de nos libertés, comme le respect de la vie privée. L’idée d’un État de surveillance m’a toujours horrifié. Il se trouve qu’Internet joue un rôle très particulier dans la société. Il permet aux personnes de s’exprimer. Avant Internet, la liberté d’expression était purement théorique. Les usages de ces outils numériques peuvent être multiples : bénéfiques comme très dangereux pour notre société.
Vous faites ce parallèle très intéressant entre la révolution de l’imprimerie et Internet. Pourriez-vous nous expliquer ?
Internet joue un rôle très particulier. J’explique souvent, en conférence, comment il a changé le monde en modifiant la façon dont le lien entre les personnes est établi. Or, une société est la somme des interactions entre êtres humains. Donc, si nous changeons cette façon d’interagir, nous changeons le fil avec lequel nous tissons la société.
Nous sous-entendons souvent, indirectement, l’hypothèse « divine » de la création d’Internet. Je trouve cela drôle comme si Internet était tombé du ciel. Comme si Internet était un évènement externe qui soit advenu à notre société (envoyé aux hommes par une divinité pour les rendre meilleurs, en quelque sorte). Cette approche me semble fantaisiste.
Internet est le fruit de notre société, c’est l’outil dont nos sociétés se sont dotées pour changer, exactement comme avec l’imprimerie. J’utilise une formule lapidaire pour expliquer cela : l’imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d’écrire. La véritable liberté d’expression n’était pas possible auparavant.
En quoi consiste le phénomène « de l’objectification » de la société ?
Partons de l’Intelligence artificielle (IA). Pour le grand public, l’IA signifie un ordinateur qui pense. Or, cela revient à lui reconnaître les mêmes droits qu’à l’homme. On en est vraiment loin. La vraie IA, celle qui existe, est une forme particulière d’analyse statistique. Elle permet de voir dans les données des irrégularités non visibles à l’œil nu.
Les Big data [ou mégadonnées] ne sont pas intelligentes du tout. Cela veut dire traiter beaucoup de données, cela signifie faire des calculs, essayer de prédire la vitesse de chute d’un objet sans avoir compris réellement pourquoi il tombait.
L’objectification – la réification – est pour moi un des problèmes clés. On considère que nous ne sommes plus des personnes mais des données. Philosophiquement, c’est une des choses les plus dangereuses de notre époque. Lorsqu’on considère les personnes comme des choses, cela se termine toujours mal. Il n’y a plus d’éthique.
Nous parlons de plus en plus, en France, de société de surveillance. Considérez-vous que nous sommes dans une société de surveillance ?
L’État a accès à beaucoup trop d’informations. Il collecte et stocke des données de connexion relatives à l’usage que vous faîtes de votre ordinateur ou de votre téléphone. Quand sont-ils allumés ou éteints ? A qui vous téléphonez et quand ? A l’origine, ces données sont conservées pour fournir des informations en cas de crime grave. Admettons. Et puis finalement, cela sert également aux caisses d’allocations familiales pour savoir si vous méritez votre APL, votre RSA, si vous êtes un bon chômeur bien sage, si vous récupérez de la musique sur des réseaux de partage, etc. Je trouve cela extraordinairement choquant. Les données sur la vie des gens sont une arme extrêmement dangereuse.
Comment l’État opère-t-il exactement avec nos données ?
Votre téléphone signale en permanence où vous êtes. Géolocaliser la totalité de la population est de la folie furieuse. Et il y a plus. Juridiquement, les opérateurs de télécommunications comme Orange, Free ou d’autres doivent garder une trace de vos communications téléphoniques (géolocalisation, SMS, appels) pendant 12 mois pour les fournir à la police le cas échéant.
Nous avons inventé la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) pour que l’État n’ait pas le droit de croiser les fichiers entre les administrations. C’était en 1978. Et depuis, nous n’arrêtons pas de faire des exceptions, de raboter cette protection.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a tranché en octobre 2020 en matière de surveillance. Les pratiques devraient-elles donc changer ?
C’est une belle victoire. La CJUE a frappé un grand coup. La cour a statué qu’il n’était pas possible de surveiller la totalité de la population, sans motif valable, dans une société démocratique. Sinon, c’est en fait une société de surveillance, un régime incompatible avec la notion de société démocratique. Les services de police étaient plutôt d’avis de surveiller également les réseaux sociaux comme Skype, WhatsApp et Messenger etc… La Cour est d’avis que non.
Maintenant, c’est la troisième fois en six ans que la Cour se prononce et rien n’a bougé. Je ne suis pas certain que les pays l’appliquent, mais en toute logique, cela devrait se traduire par des grands changements dans le droit français.
Pour le moment, le Conseil d’État a décidé de laisser le droit français en l’état, en faisant semblant de croire qu’il est conforme. Le lendemain de cette décision, la Cour constitutionnelle Belge décidait l’exact inverse, et déclarait non-conforme le droit belge sur le sujet, forçant le législateur belge à revoir sa copie. Cette bataille risque de durer encore un peu en France.
“ Que veut-on faire avec le numérique ? Veut-on l’utiliser comme outil d’émancipation démocratique ? Ou veut-on s’assurer que le troupeau reste bien dans le chemin ?“
Quel est l’impact, à terme, de ce niveau de surveillance sur nos comportements ?
On pense souvent que la surveillance génère de l’autocensure. C’est une grave erreur de compréhension. Cela génère de la paranoïa. Une société dans laquelle l’État surveille sa population crée une société de gens fous. C’est épouvantablement dangereux parce que cela peut mener à toutes les barbaries.
L’essentiel de la surveillance par l’État se fait par le numérique. Quel que soit le moyen utilisé pour surveiller, le problème est cette logique folle d’un État qui se méfie de sa population avec comme ambition, de la surveiller.
L’esprit de meute est un autre effet néfaste de la surveillance, via les réseaux sociaux, cette fois-ci. Finalement, à quel moment suis-je seul ? À quel moment puis-je devenir un individu ?
Quand nous sommes en permanence soumis au regard des autres, il n’est pas possible d’avoir une pensée dissonante du reste du groupe. La séparation entre l’espace public et l’espace privé, expliquée selon Jürgen Habermas, permet une pensée politique et donc, de prendre une certaine distance par rapport au monde.
Il faut se poser les bonnes questions : que veut-on faire avec le numérique ? Veut-on l’utiliser comme outil d’émancipation démocratique ? Ou veut-on s’assurer que le troupeau reste bien dans le chemin ?
Que signifie le principe de neutralité du net à laquelle vous êtes très attaché ?
Elle peut se comprendre comme une règle de droit. C’est un principe de liberté.
Votre accès Internet est découplé des usages que vous en faîtes et ne concerne pas votre opérateur. On peut également définir la neutralité du Net comme un principe d’ingénierie qui est la non spécialisation du réseau.
Si le réseau n’était pas neutre, votre opérateur identifierait les usages les plus lucratifs pour vous vendre l’accès. Par exemple, il vous vendra une offre incluant Netflix. À l’heure actuelle, vous vous moquez de savoir si l’offre est portée par Orange, SFR ou autre. Ce qui vous intéresse n’est pas le réseau, mais l’usage.
“Si le monde s’effondre, être encore capable de faire tourner un réseau de télécom aura de la valeur.“
Vous militez depuis des années à la création d’un autre numérique. Vous êtes aujourd’hui coprésident de la FFDN. Comment fonctionne un fournisseur d’accès à internet associatif ?
Pour bénéficier d’Internet, nous ne sommes pas obligés de passer par Orange, Bouygues, SFR ou Free. La FFDN ne possède pas ses propres infrastructures mais loue les supports physiques, comme la ligne de cuivre pour l’ADSL, à des opérateurs. Puis, l’association attribue l’adresse IP et achemine le trafic sans filtrage ni surveillance.
Il y a des endroits où le réseau manque, car l’ADSL est trop faible ou la fibre optique ne sera pas active avant des années. Nous déployons alors du réseau Wi-Fi qui permet d’obtenir de bons débits. L’idée est aussi d’apporter une offre adaptée à ceux qui ont plus confiance dans la neutralité du réseau de nos associations, que dans celle des gros opérateurs.
Il existe des milliers de fournisseurs d’accès à Internet en France que le grand public ne connaît pas et dont l’immense majorité s’adresse aux entreprises.
Cependant, nos associations ne peuvent pas opérer sur la fibre. C’est un problème de régulation du marché dont on se plaint auprès de l’ARCEP (l’Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes) depuis des années. C’est très embêtant pour la démocratie, de cantonner la pluralité sur des offres dépassées et de laisser une infrastructure essentielle aux mains d’un oligopole privé. On peut considérer que c’est contraire au préambule de la Constitution.
Comment aider ce numérique autonome à perdurer face aux géants qui monopolisent le marché ?
Il y a une question de mise en capacité. Une grande caractéristique de nos associations est de former des personnes à acquérir des compétences réseaux. Si nous ne fabriquons pas cette compétence, cela signifie qu’elle est détenue par deux ou trois équipes d’ingénieurs dans des tours à la Défense et que plus personne ne sait comment le réseau marche en France. Si le monde s’effondre, être encore capable de faire tourner un réseau de télécom aura de la valeur.
Pour réduire le poids des Gafam, l’interopérabilité est-elle également une solution possible ?
Oui, tout à fait. On peut donner l’exemple de Facebook, un système isolé, ne coopérant avec personne. L’opposé de cela est le mail, qui est interopérable. Vous pouvez, avec votre adresse Outlook, écrire à quelqu’un qui est chez Gmail, ou qui gère son petit serveur de mail tout seul. Pourquoi depuis Snapchat, vous ne pouvez pas écrire à quelqu’un qui est sur Tik Tok ? Il y a quelques boîtes qui détiennent des systèmes complètement fermés, totalement non interopérables. Elles ont préféré enrichir en fonctionnalités pour garder leurs utilisateurs captifs, et les enfermer dans une cage supposément dorée.
Malheureusement, les grosses plateformes d’e-mails sont de moins en moins interopérables. Elles ont tendance à refuser les mails qui viennent de petites structures en les classant comme spam. Par conséquent, nous avons des mécaniques autour du Net, où l’on crée de plus en plus de normes qui évincent les petits acteurs, sans créer les normes pour contraindre les grands.
Le fait qu’il existe des opérateurs alternatifs à chaque étape est extrêmement important, même s’ils sont utilisés par une toute petite fraction de la population, tout simplement pour faire perdurer et assurer la transmission du savoir-faire.
Des évolutions positives existent-elles ? Si oui, lesquelles ?
Certains points avancent dans le bon sens et de manière assez intéressante juridiquement. L’Europe est en train de fabriquer du protectionnisme en protégeant ses citoyens, en créant des règles comme le RGPD (Règlement général sur la protection des données), en garantissant la neutralité du Net que nous avons en Europe contrairement aux Américains, etc.
On peut complètement lire ces textes là comme une volonté de contrôler le milieu économique et les États, afin qu’ils ne portent pas atteinte aux libertés du peuple. Ou on peut le lire comme une tentative de protéger les acteurs économiques du numérique en Europe contre les géants américains. De mon point de vue, les deux sont vrais, mais pas toujours très assumés.
Pour des raisons de protection de la vie privée, je suis d’avis qu’il faudrait interdire toute forme de publicité ciblée et je considère qu’elle est interdite en Europe depuis 2016 et qu’on ne le fait pas encore appliquer. Ça viendra !
En Europe, on imposera des règles qui garantissent un certain nombre de libertés. Et par conséquent, les entreprises qui viennent d’ailleurs et qui ne respectent pas ces règles ne devraient pas pouvoir venir. Par conséquent, on crée un phénomène de protectionnisme économique et je trouve ça plutôt sain. C’est un changement dans le fonctionnement de l’Europe par rapport aux pratiques depuis 20 ou 30 ans et qui n’est absolument pas assumé par la classe politique.
Lorsque de nouvelles réglementations sont créées, il y a deux façons de les mettre en place, soit on limite le pouvoir des acteurs importants, soit on créé des règles si complexes que seules les multinationales peuvent les appliquer. On pourrait imposer l’interopérabilité, pour contraindre un peu les géants du Net, c’est typiquement une réforme intéressante. Les aspects néfastes des règles apparaissent lorsqu’on créée des normes qui évincent les petits acteurs parce qu’ils ne sont pas capables de suivre.
Etes-vous confiant pour les années à venir concernant le numérique libre ?
À court terme, non. Nous vivons dans des sociétés qui sont en train de se crisper, où nous rejetons les libertés au nom d’une illusoire sécurité, où nous rejetons les contre-pouvoirs au nom d’une illusoire efficacité. Le travail nécessaire pour comprendre les enjeux sociétaux du numérique et pour protéger les libertés fondamentales est complexe. Dans une société qui inclut le numérique dans ses éléments fondamentaux, à côté de la tradition orale et de l’écriture, tout change et tout bouge. Il faut repenser beaucoup de choses. Dans le contexte actuel, nos dirigeants en sont incapables, et même s’y opposent, ne voyant dans le numérique qu’un commode moyen de surveillance.
À long terme, oui. Je ne crois pas que la phase sombre dans laquelle nous entrons dure éternellement. Le choix entre l’oppression et l’émancipation est un choix fondamentalement politique. Le fait que la société actuelle fasse le choix de l’oppression est, selon moi, une phase transitoire.
Marion Biosse Duplan et Juliette Duquesne
Informer rigoureusement prend du temps. Chaque chiffre, chaque donnée doivent être vérifiés et sourcés.
Or il n’est pas facile de trouver un modèle économique permettant de réaliser des enquêtes journalistiques de longue haleine et d’en garantir tout à la fois l’indépendance.
C’est pourquoi nous avons recherché des soutiens avec lesquels nous partageons cette valeur commune. Nous tenons à les remercier.
© Carnets d'Alerte 2024. Toute reproduction, intégrale ou partielle des éléments du site est interdite sauf autorisation expresse et préalable de Carnets d’alerte.