Entretien avec Jacques Testart : « Toutes les promesses transhumanistes apparaîtront dérisoires lorsque nous n’aurons plus à manger ! »
- octobre 31, 2021
- Les entretiens fondamentaux
Jacques Testart a une formation de biologiste et d’agronome. Aujourd’hui retraité, il a été directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Il est également président d’honneur de l’association, Sciences citoyennes qui œuvre à rendre les citoyens acteurs de la démocratie technique. Pionnier de la fécondation in vitro, il a également étudié et écrit sur les OGM, l’eugénisme et surtout la démocratisation des choix technologiques.
Quel est votre avis sur les OGM agricoles, sachant que dans le monde, la quasi-totalité des OGM cultivés sont des « plantes pesticides » ? Ces plantes peuvent être tolérantes à un herbicide chimique, qu’elles absorbent sans en mourir. D’autres fabriquent elles-mêmes l’insecticide.
Je ne crois pas du tout à la maîtrise génétique. Le génome est un monde que l’on connaît très peu. Nous en sommes au même stade que les anatomistes de la Renaissance : nous avons étudié l’anatomie de l’ADN, mais pas encore sa physiologie, le fonctionnement du génome en interaction avec le milieu. Nous sommes capables de réaliser un traitement informatique pour mettre en relation une cause et son effet, mais nous sommes incapables de dire pourquoi telle structure va produire ceci ou cela. On ne maîtrise pas la technique OGM. Avec les années, les plantes génétiquement modifiées entraînent des changements définitifs dans leur environnement. Avec les OGM, ce qui est grave, c’est l’irréversibilité, surtout dans un monde qui change très vite. Les insectes mutants qui ingèrent l’insecticide sans en mourir seront mangés par les oiseaux, et ainsi de suite. C’est un peu comme l’effet des battements d’ailes du papillon : les conséquences peuvent être discrètes, elles n’en sont pas moins graves.
« Je ne crois pas du tout à la maîtrise génétique. Le génome est un monde que l’on connaît très peu. »
Pourtant, certains affirment que ces OGM pourraient permettre des avancées considérables comme réduire la faim dans le monde, que répondez-vous à ces affirmations ?
Cela fait trente ans que nous entendons que les OGM vont nous permettre de cultiver sans eau ou avec de l’eau salée mais cela ne marche pas ! Avec les « anciens OGM », des OGM transgéniques, (ce qui signifie que l’on a introduit dans la plante au moins un gène provenant d’une espèce à laquelle elle n’appartient pas), les multinationales affirmaient déjà que nous pouvions être efficaces et précis. Aujourd’hui, avec les « nouveaux OGM » obtenus avec des techniques comme le CRISPR, les spécialistes expliquent enfin pouvoir être précis, alors qu’ils le prétendaient déjà auparavant. On se moque de nous !
Une étude réalisée au Sahel montre que si les graines avec lesquelles les paysans cultivaient il y a vingt ans étaient ressemées aujourd’hui, elles ne pousseraient plus. Grâce à la sélection intuitive de leurs semences, les paysans continuent de pouvoir cultiver la nourriture de base, à savoir le mil. Cette étude montre que les OGM sont une mauvaise voie. Ce n’est même pas scientifique. Il faut encourager la sélection variétale des paysans, celle qui s’adapte progressivement, au fil des ans. En seulement vingt ans, les semences conservées ne poussent plus. Or, il faut douze ans pour créer et faire autoriser un OGM. C’est donc aberrant !
Je ne suis pas sûr de la dangerosité des plantes transgéniques ou « des nouveaux OGM » pour la santé mais je suis sûr de leur inutilité. Chaque innovation ne rime pas avec progrès ! Aujourd’hui, si une innovation est critiquée, contestée, l’auteur de la critique est classé comme opposé au progrès et il est accusé d’être obscurantiste.
« Cela fait trente ans que nous entendons que les OGM vont nous permettre de cultiver sans eau ou avec de l’eau salée mais cela ne marche pas ! »
Les OGM sont-ils aujourd’hui évalués correctement ?
Un principe est régulièrement dénoncé par les scientifiques : l’équivalence en substance, base mondiale de l’évaluation. Si une plante modifiée équivaut chimiquement à une plante conventionnelle (protéines, nutriments…), la plante génétiquement modifiée peut être consommée sans recherche supplémentaire. La maladie de la vache folle provient d’une protéine prion modifiée dans sa structure. Or, elle est mal conformée. Si vous la soumettez à la chimie, l’analyse ne montrera rien, vous pourrez la manger. Autrement dit, si vous faites l’analyse en substance d’une vache folle, le résultat sera que sa viande est normale. Ce peut être aussi le cas pour des végétaux.
Vous appartenez au monde de la recherche, mais vous êtes pourtant critique envers la recherche actuelle. Pourquoi ?
L’hyperspécialisation des experts est dramatique. L’expert est handicapé. Il sait tout sur presque rien. C’est pour cela qu’il est dangereux. On ne peut pas remettre en cause son savoir, car il est celui qui sait ; mais il sait sans recul généraliste. C’est toute la différence avec le savant d’antan, qui avait acquis des connaissances dans tous les domaines.
« L’hyperspécialisation des experts est dramatique. L’expert est handicapé. Il sait tout sur presque rien. »
OGM, intelligence artificielle, modification du vivant, ce besoin de maîtriser le vivant, sans y parvenir, découle-t-il d’une idéologie ?
Le besoin de maîtriser le vivant humain est une obsession chez les transhumanistes. Les transhumanistes ne s’intéressent pas à un autre être vivant, sauf s’il offre un intérêt pour améliorer l’homme. Or, la maîtrise de l’humain, et moins encore celle du vivant, n’existent pas.
Le projet transhumaniste ambitionne de prendre le relais de l’évolution, pour construire un homme libéré des servitudes corporelles. L’homme devient ainsi créateur de l’homme. « Fabriquer l’humain », c’est pourtant prendre le risque de voir se développer une « sous humanité technifiée », de plus en plus dépendante de technologies qui modèlent notre cerveau, nos perceptions et nos sensations, et notre relation aux autres. C’est aussi forcément jouer aux apprentis sorciers, en développant des expérimentations forcément hasardeuses, malgré la complexité de l’identité humaine.
Le graal des transhumanistes : vaincre la mort ou plutôt résoudre la mort, car celle-ci, est considérée comme un problème technique. Et le vieillissement, comme une maladie à combattre. Entre délires de charlatans et recherche sérieuse difficile de faire le tri !
Pour parvenir à leur fin, les transhumanistes utilisent plusieurs moyens : l’intelligence artificielle, la sélection génétique…
Les acteurs économiques profitent largement de la fascination technologique, fréquente chez les décideurs politiques, pour peser sur les orientations et favoriser les choix qui leur conviennent.
Beaucoup de personnes de bonne foi sont contre le transhumanisme mais elles ne se rendent pas compte que leur activité fait partie du programme transhumaniste.
Dans ce domaine, les évolutions notamment juridiques sont très rapides afin de permettre des innovations, n’est-ce pas ?
Oui, elles s’accélèrent considérablement depuis une quinzaine d’années. Le grand public pense, par exemple, que les chimères homme-animal sont interdites. Or, elles sont autorisées ! Le Comité consultatif national d’éthique affirme que c’est intéressant pour la recherche. Il précise qu’il faut faire en sorte que les cellules humaines ne soient pas majoritaires dans l’individu qui se développera dans l’animal. Autrement, on risque d’avoir un animal humanisé. Le Comité consultatif national d’éthique est d’accord pour transformer un embryon animal en lui ajoutant des cellules humaines et non pour transformer un embryon humain. On peut mettre des cellules humaines dans un embryon animal, on peut transplanter cet embryon chez l’animal mais il ne peut pas y avoir de naissance. On peut aller jusqu’à moitié animal-moitié humain, ce qui correspond à la définition de la chimère dans tous les contes et légendes. C’est complètement fou ! Et très peu de médias en parlent.
Concernant l’eugénisme, le tri des embryons fait des pas considérables. Au début, il était question de faire du tri d’embryons simplement pour éviter à des parents qui sont porteurs de pathologie d’avoir un enfant qui a la même pathologie. Dans la première loi en 1994, il y a eu la création de centres. Quatre centres le font en France. En 2000, un de ces centres en France a élargi le tri des embryons aux facteurs de risque (gènes liés au cancer) plutôt qu’à un gène clairement responsable de la pathologie. Par exemple, pour l’asthme ou le diabète, il n’y a pas un gène, ce sont des combinaisons. Comme nous connaissons certains des gènes concernés, ils pourraient être cherchés dans l’embryon. C’est un pas considérable dans l’illusion du bébé sans défaut ! Mais le plus important est la fabrication de gamètes (ovules et spermatozoïdes) en grand nombre à partir de cellules banales. Cette technologie permettrait de trier le meilleur embryon parmi des milliers plutôt qu’une dizaine, et sans que la patiente ne subisse les épreuves actuelles liées à la fécondation in vitro. Cette fabrication de gamètes a été mise au point chez la souris et la nouvelle loi bioéthique encourage des recherches en ce sens au nom abusif de la « lutte contre la stérilité ».
« Concernant l’eugénisme, le tri des embryons fait des pas considérables. »
Pensez-vous que le corps connecté est une avancée en médecine ?
Le grand espoir de la médecine numérique : des puces à l’intérieur du corps qui soient des nanorobots capables de communiquer avec l’extérieur pour que le médecin puisse corriger telle ou telle variable révélée dans le sang ou l’urine, avant que cette correction soit automatisée. Je trouve cela plutôt terrorisant. La maîtrise de l’humain n’existe pas. Je le répète. On parle de maîtrise du vivant au lieu de la modification du vivant. Nous savons modifier mais nous ne savons pas orienter les conséquences de ce que l’on modifie.
Il me semble que vous affirmez justement que le téléphone portable est devenu la première prothèse technologique. Avez-vous un téléphone portable ?
Je peux vous dire que cela devient dur de ne pas en avoir, ce qui est mon cas. Il y a 10 ans, je passais pour un pionnier, une espèce de hippie de l’informatique, j’étais libéré. Mais désormais, on me prend vraiment pour un « emmerdeur » parce que personne ne peut me joindre. Ma famille, mes amis, ne supportent pas quelqu’un qui n’a pas de téléphone portable, impossible à joindre à tout moment.
Comment le téléphone portable a-t-il modifié les relations humaines et nos comportements ?
Cela a atteint la façon de communiquer. Communiquer, au sens des relations avec les autres. La plupart des personnes sont devenues des robots au service de leur téléphone. Elles dorment avec, elles ne s’en séparent plus du tout. Elles sont incapables de faire quoi que ce soit sans leur téléphone. Je trouve cela dramatique ! J’appelle cette prothèse l’outil d’indécision. Avec le téléphone filaire, on ne se disait pas : “on se rappelle”. On terminait la conversation en disant : dans 3 jours, nous nous retrouvons pour aller au cinéma, boire un verre… Aujourd’hui, on se rappelle demain pour dire qu’on se rappellera le jour d’après. Je trouve que cette indécision nous invalide.
« La plupart des personnes sont devenues des robots au service de leur téléphone. »
Pensez-vous que le transhumanisme adviendra ?
Nous créerons peut-être un cyborg bâtard d’humain et de machine qui n’aura pas les capacités promises comme vivre trois siècles. Mais malgré tout, de plus en plus de gadgets seront introduits au nom du “ça va marcher”.
C’est évitable si les propagandistes des technologies n’occupent pas tout le terrain et si les citoyens ont un peu de place pour réfléchir et entendre les critiques. Mais si les médias, tout le monde, racontent le même discours avec des promesses qui n’ont ni queue ni tête, cela devient inévitable parce qu’il n’y a plus que cela qui est donné comme perspective.
Aujourd’hui, il y a un enjeu anthropologique avec le transhumanisme et un enjeu vital biologique avec l’environnement. L’échéance des deux est fixée vers 2050 ! Il y en a un qui l’emportera sur l’autre. Et je suis persuadé que ce sera la nature. Toutes les promesses transhumanistes apparaîtront dérisoires lorsque nous n’aurons plus à manger.
« Toutes les promesses transhumanistes apparaîtront dérisoires lorsque nous n’aurons plus à manger ! »
La crise de la Covid 19 et sa gestion a -t-elle selon vous accéléré cette tendance au transhumanisme ? Pourquoi ?
Surtout par l’énorme avancée du numérique dans la vie quotidienne. Les multinationales (Gafam) n’espéraient pas ce bond en avant considérable des outils numériques et des pratiques numérisées (passe sanitaire, réunions sur Zoom, télétravail,…). La crise a facilité leur généralisation, dont on ne reviendra pas, et a habitué les esprits à la transaction par la machine pour « faire société ». Reste à intégrer la machinerie dans les corps …
Pour en savoir plus : http ://jacques.testart.free.fr/
TESTART Jacques, Au péril de l’humain, Seuil, 2018.
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