Entretien avec Serge Latouche : « il faut entrer en décroissance pour limiter la catastrophe ! »
- mai 20, 2022
- Les entretiens fondamentaux
Entretien avec Serge Latouche, professeur émérite de l’université Paris-Sud. Passionné par les questions d’occidentalisation du monde, il se spécialise en philosophie économique et en histoire de la pensée économique. « Je me suis intéressé plus tard aux questions écologiques, indique-t‑il. L’économie se construit hors sol. Il n’y a pas de place pour l’écologie dans le dispositif économique, c’est d’ailleurs tout le problème… » Il est l’un des pionniers du mouvement de la décroissance né dans les années 2000.
Les mêmes journaux qui regrettent les conséquences de la croissance du Produit Intérieur Brut (la destruction de la planète notamment) continuent malgré tout à en faire la demande, pourquoi ce décalage persiste-t-il ?
Cette schizophrénie est le résultat de l’extraordinaire colonisation de notre imaginaire par la croissance. L’imaginaire de la croissance s’est mis en place essentiellement au 18e siècle. Il avait déjà été préparé à partir du 16e siècle. Il est lié à la montée du capitalisme et à la philosophie du progrès. Nous pouvons en trouver les premières racines à la Réforme protestante, comme l’explique très bien Max Weber. A cette époque, le protestantisme introduit deux dimensions qui ont facilité le capitalisme : l’individualisme tout d’abord, qui est fondamental. Nous constatons bien que les sociétés communautaires n’ont jamais été colonisées par l’économie. Il n’y a pas de pauvreté non plus dans les sociétés communautaires car elles sont basées sur le partage. Le deuxième apport du protestantisme est l’éthique du travail. Cette éthique du travail laïcisée au sein de notre société a donné le capitalisme. Aujourd’hui, notre imaginaire est colonisé par cet idéal de croissance comme but premier de la société.
« Si nous voulons créer une rupture avec l’imaginaire économique, il faut faire une rupture avec les mots. »
Pourquoi le terme « développement » vous dérange-t-il également ?
Les mots ont une histoire. Aujourd’hui les économistes, et le public encore moins, ne connaissent l’histoire du mot développement. Pourtant, développement et croissance sont deux mots qui viennent de la biologie évolutionniste : tous les organismes se transforment avec le temps. Ils deviennent plus grands, plus gros : c’est la croissance. En principe, un gland ne devient pas un gland monstrueux, il devient un chêne : ça, c’est le développement. Le développement est la transformation qualitative d’un organisme alors que la croissance est la transformation quantitative. Les deux mots sont différents et pourtant extrêmement liés : il n’y a pas de développement sans croissance.
Le problème est que l’économie d’une société n’est pas un organisme. Ainsi, si nous considérons les sociétés comme une sorte d’organisme comme l’ont fait beaucoup de philosophes, alors nous pouvons parler d’un cycle : l’organisme naît, croît, se développe, arrive à maturité, puis meurt. Les économistes en ont laissé tomber toute une partie : ils ont considéré uniquement la croissance et le développement. Il y a donc bien une double imposture dans le passage de la biologie à l’économie. Si nous voulons créer une rupture avec l’imaginaire économique, il faut faire une rupture avec les mots. J’ai souvent constaté des expériences alternatives qui avortent en partie parce que justement, la décolonisation de l’imaginaire n’est pas faite.
Vous dites que nous vivons aujourd’hui au sein d’une société de croissance sans croissance : pourquoi est-ce néfaste ?
Nous, en Occident, nous avons eu la chance de connaître les avantages d’une société de croissance, avec une croissance forte au moins pendant 30 ans avec les Trente Glorieuses. Nous n’avons pas eu les inconvénients, parce que nous les avons rejetés sur les autres : le tiers-monde et la nature. Désormais, nous vivons dans une société de croissance sans croissance. Les inégalités deviennent insupportables tout comme l’exploitation de la nature, parce que nous raclons les fonds de tiroir aussi bien pour le pétrole que pour d’autres ressources limitées.
« Nous nous dirigeons vers une nouvelle crise boursière et spéculative car nous n’avons pas modifié le logiciel »
La croissance est le mythe -le socle fondamental- de notre société. Nous avons deux ou trois siècles de formatage du cerveau, et lorsque j’affirme qu’il faut sortir de l’économie, personne ne le comprend. Après les Trente Glorieuses, nous avons vécu ce que les économistes keynésiens appellent les Trente Piteuses : une croissance fictive, une croissance spéculative, une croissance boursière grâce à la magie d’Alan Greenspan [président de la banque centrale des Etats-Unis de 1987 à 2006] qui a fait marcher la planche à billets. Mais aujourd’hui, nous sommes arrivé à un moment de vérité : je pense que nous nous dirigeons vers une nouvelle crise boursière et spéculative car nous n’avons pas modifié le logiciel. Les mêmes causes produiront sans doute les mêmes effets. Alors, nous inventons des mots : économie participative, croissance verte, économie collaborative, économie circulaire. Toutes ces théories économiques sont encore basées sur la croissance !
Les énergies renouvelables peuvent nous permettre de continuer même dans un monde sans pétrole. Mais elles ne nous permettront pas de continuer à consommer indéfiniment et à gaspiller l’énergie. L’infinitude de la planète est un concept complètement stupide. Notre planète n’est pas extensible, à moins de verser dans la science-fiction en affirmant que nous pourrons conquérir d’autres planètes. Mais je ne vois pas très bien comment on pourrait emmener 10 milliards d’individus sur une autre planète, alors qu’il faut parcourir des années-lumière pour rejoindre un astre potentiellement habitable. Là, nous sommes dans le délire. La technique ne peut pas tout. Notre technique est une technique pilotée par la logique du système, c’est-à‑dire la logique économique. Par exemple, des techniques ont été inventées pour réduire la consommation de pétrole, mais elles n’ont jamais été utilisées car ce n’est pas rentable. De même, la permaculture est plus productive, mais elle n’est pas productiviste.
Aujourd’hui, selon vous, il est primordial de déconstruire l’imaginaire capitaliste soutenant la croissance. Quel est le rôle des indicateurs ?
À l’origine, le PIB a été critiqué par ceux qui l’ont inventé. Ils avaient d’ailleurs insisté sur le fait que ce n’était pas du tout une mesure du bien-être. Mais il reste un indice fétiche : le PIB est fonctionnel au système. Nous sommes dans un système marchand, il évalue la richesse marchande. La nature est en dehors de l’économie, par conséquent les indices qui essaient d’intégrer la destruction de la nature n’intéressent pas le business. Un indice comme le Happy Planet Index, montre finalement que si l’on évalue des notions comme le bonheur, le bien-être, l’ordre est pratiquement à l’opposé de celui du PIB : les États-Unis sont dans les premiers pays à avoir un bon PIB mais dans les derniers pays à avoir un bon Happy Planet index. D’une façon un peu caricaturale, je dirais qu’il n’y a pas de bon indicateur alternatif pour faire fonctionner une société. Il y a une alternative aux indicateurs.
Vous prônez la décroissance. Est-ce un retour en arrière ou plutôt un dépassement du modèle actuel ?
Non, cela ne veut pas dire que nous retournerons à l’âge de pierre. Mais nous retournerons, d’une certaine façon, à la sagesse de l’âge de pierre. Toutes les sociétés en dehors de la modernité avaient développé une philosophie, une sagesse qui est aux antipodes de la rationalité économique qui cherche à toujours plus minimiser les coûts et maximiser les rendements. Or, la sagesse traditionnelle de toutes les sociétés est de savoir contrôler, discipliner ses passions, limiter la démesure. Pour les Grecs, cette sagesse était surtout acquise par l’éducation à la citoyenneté grecque. A la lecture de tous ces grands textes historiques, nous nous apercevons que l’économie est totalement absente des préoccupations. L’important était de fabriquer des citoyens, des hommes. Nous, c’est le PIB.
Selon vous, croissance n’apporte pas forcément l’emploi et la décroissance n’implique pas forcément le chômage, n’est-ce pas ?
Croissance ne veut pas dire emploi, mais il faut apporter un bémol. Une forte croissance crée des emplois. Le problème est que cette forte croissance, nous ne l’avons plus et nous ne l’aurons probablement plus jamais. La croissance que nous connaissons actuellement ne permet même pas de maintenir les emplois. Si nous avions une croissance négative, il y aurait encore plus de chômage. C’est incontestable. La décroissance, c’est-à-dire la sortie du logiciel de la croissance et l’organisation d’une société alternative frugale, peut permettre de résoudre le problème de l’emploi : d’abord par la reconversion d’un certain nombre d’activités, la reconversion de l’agriculture, la reconversion de l’énergie dans le renouvelable, mais aussi le développement du recyclage au lieu du jetable. Il y a beaucoup de sources d’emplois possibles. J’ai lu récemment que si nous produisions à l’heure actuelle avec le niveau de production des années 1950 aux États-Unis, il suffirait de travailler 11h par semaine. Le niveau de production aux États-Unis dans les années 1950, ce n’était pas vraiment l’âge de pierre. Il existe des possibilités de réduire l’empreinte écologique en réduisant les quantités de travail, en travaillant moins pour travailler tous et vivre mieux. La réduction du temps de travail est une mesure de bon sens. Cependant, nous allons exactement dans le sens contraire.
Certains soulèvent la difficulté de la transition entre notre système drogué à la croissance et un autre système qui serait complètement différent. Comment répondez-vous à ces critiques ?
Cela suppose une véritable mutation anthropologique. Cela étant, je suis frappé par le fait que les enfants et les jeunes sont beaucoup plus accessibles que les adultes à ce changement possible et à cette nécessité de transition. C’est une source d’espoir !
Elle se fera à la fois progressivement et avec une rupture. L’histoire n’est pas linéaire. Il y a des moments de crise et on peut très bien imaginer une crise, une explosion écologique, ou autre. Comme dit Paul Ariès, ce sera la décroissance ou la barbarie. Nous aurons peut-être d’abord la barbarie, et après la décroissance. Lorsque je commençais à prêcher la décroissance, j’affirmais : « Il faut entrer en décroissance pour éviter la catastrophe ». Désormais, je dis : « il faut entrer en décroissance afin de limiter la catastrophe, pour la gérer éventuellement, pour penser à l’après ». Aujourd’hui, certains ne parlent d’ailleurs même plus de catastrophe mais d’effondrement, et d’après-effondrement.
Que peuvent nous apprendre les sociétés qui ne sont pas envahies par l’économie ?
L’Afrique subsaharienne représente toujours moins de 2 % du produit mondial. Pratiquement rien, sachant que dans ces 2 %, il y a le pétrole nigérian et l’économie sud-africaine. Par conséquent, cela signifie que 800 millions d’Africains survivent avec rien, en dehors de l’économie. C’est un mystère. Les économistes ont soulevé un peu le coin du voile en parlant d’économie informelle. En fait, ce n’est pas une économie informelle, c’est une société informelle. J’ai étudié l’auto-organisation de ces sociétés et comment, à travers la solidarité et le lien social, nous arrivons à produire de la richesse, ou en tout cas une certaine forme de joie de vivre dans une très grande frugalité. Bien sûr, tout le monde n’a pas forcément envie de vivre comme des Burkinabés, même si les Burkinabés peuvent être très joyeux. Mais c’est un exemple pour montrer que nous pouvons vivre en dehors de l’économie, et même y vivre de façon pas si mal que ça… Une société d’abondance frugale serait basée sur cette idée que la vraie richesse est le lien et non le bien. L’économie détruit la société.
« De nos jours, la colonisation de l’imaginaire est complète »
Dans les pays du Sud, connaissez-vous des expériences de décroissance qui ont bien fonctionné ou fonctionnent encore ?
Dans mon parcours, j’ai vécu un pays “hors de la croissance” et c’est d’ailleurs cela qui m’a amené à sortir de l’économie : le Laos. Dans la période où j’y ai vécu, les habitants de ce pays étaient relativement heureux, vivaient bien, en dehors de l’économie. Mais malheureusement, aujourd’hui, ce n’est plus possible.
De nos jours, la colonisation de l’imaginaire est complète. Dans les années 1960, lorsque j’allais en Afrique, il n’y avait pas beaucoup de voitures, de téléphones mais peu de personnes mourraient de faim. Il y avait également des mouvements de jeunes qui voulaient vivre en Afrique, lutter, se battre pour vivre mieux, améliorer les conditions de vie. Lors de mes derniers voyages en Afrique, les jeunes me demandaient : « pouvez-vous nous aider à avoir des papiers afin de venir en Europe ? ». Matériellement, l’Afrique n’est pas plus pauvre aujourd’hui qu’il y a 40 ans. Mais en revanche, la colonisation de l’imaginaire a considérablement progressé.
Le véritable crime est le viol de l’imaginaire pour reprendre le titre d’Aminata Traoré, c’est-à-dire d’avoir détruit le sens de la vie. Pour les jeunes Africains, désormais, la vie n’a plus de sens. Ils sont prêts à risquer leur vie pour venir en Europe, à tout prix, parce qu’ici il n’y a rien, il n’y a pas d’avenir.
Dans cette période particulière, où la numérisation, la surveillance et le contrôle s’accélèrent, comment se situent, selon vous, les idées de la décroissance ?
Le premier confinement nous a fait vivre une période qu’on a pu appeler « décroissance forcée » dont certains se sont plu à souligner les aspects positifs (retour des oiseaux en ville, silence et pureté de l’air, etc.) tandis que d’autres en ont conclu que le projet de la décroissance était socialement insupportable. Désormais, le projet est sur la table et fait partie implicitement ou explicitement de l’agenda politique. De ce fait, il fait l’objet de violentes attaques le plus souvent de mauvaise foi (du président Macron au philosophe Luc Ferry) pour tenter de délégitimer un projet dont le contenu reste largement méconnu.
Quel est votre ressenti par rapport à la suite ? Va-t-on passer à la décroissance ?
La rupture avec le paradigme dominant, nous n’y sommes pas. Mon philosophe préféré est Woody Allen qui a affirmé : « la différence entre l’optimiste et le pessimiste, c’est que le pessimiste connaît mieux le sujet ». Et c’est vrai que plus je connais la question, moins je suis optimiste. Cependant, j’aime également citer Antonio Gramsci : « Je tempère le pessimisme de la raison par l’optimisme de la volonté » ou Guillaume le Taciturne : « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »
Juliette Duquesne et Leïla Costil
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