Dominique Méda, une sociologue qui critique la croissance depuis plus de 20 ans !
- juin 05, 2023
- Les entretiens fondamentaux
Entretien avec Dominique Méda, philosophe et sociologue. Normalienne, énarque, elle est aujourd’hui professeure de sociologie à l’Université Paris-Dauphine et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso). Publié en 1999, son ouvrage Qu’est-ce que la richesse ? fut l’un des premiers à ouvrir le débat sur cette question en France. « Mon interrogation était : comment a-t-on pu décider que la richesse d’une société était bien représentée par son PIB ? », nous explique-t-elle.
« Je me suis demandé comment la société en était arrivée là »
Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux indicateurs de la richesse ?
J’ai commencé à étudier la philosophie avant de bifurquer vers l’ENA. Ensuite, j’ai passé 4 ans à l’Inspection générale des affaires sociales – mon corps de sortie – et 13 ans à la direction de la recherche et des études statistiques du ministère du Travail. La diversité de ces expériences – m’a poussée à m’intéresser à la place de l’économie et du travail dans l’histoire longue de nos sociétés et notamment à chercher à comprendre pourquoi et depuis quand ceux-ci avaient pris cette importance dans nos sociétés. J’ai consacré mon premier livre, Le travail, une valeur en voie de disparition ? à ce sujet. C’est en m’interrogeant sur la place éminente prise par le travail dans nos sociétés modernes que j’ai eu envie d’orienter mon enquête sur le PIB : en effet le travail est quasiment la seule activité dont le PIB tient compte. Toutes les autres, politiques, amicales, familiales, amoureuses, domestiques, comptent pour zéro. Je me suis demandé au terme de quel processus on avait pu décider que la richesse d’une société était bien représentée par son PIB, mieux le taux de croissance de son PIB ! ? Ma formation de philosophe m’avait appris que l’essentiel résidait dans le politique, la cité, le vivre-ensemble, … Je me suis demandé comment la société en était arrivée là. Il devait bien il y avoir une dérive quelque part.
Que pensez-vous du PIB ?
Tout le monde sait que le PIB n’est pas un bon indicateur de richesse mais pourtant il ne se passe rien. Il y a tout de même eu quelques évolutions : aujourd’hui au lycée, on apprend les limites du PIB. Le PIB est la somme des valeurs ajoutées. Il ne permet pas de connaître l’accroissement de la qualité de vie, de la cohésion sociale, ou les évolutions de notre patrimoine naturel. Il y a quatre grandes limites au PIB. Je raconte tout cela dans La mystique de la croissance. La première est que les activités déterminantes pour la reproduction de la société comme le temps domestique, familial, citoyen, politique ou de loisir ne sont pas prises en compte au sein du PIB. Elles comptent pour zéro. Par conséquent, si ces activités diminuent, personne ne s’en apercevra. La deuxième limite est que cet indicateur ne tient pas compte des inégalités au sein de la consommation et de la production. Troisièmement, cet indicateur mélange des productions toxiques et des productions utiles. Tout est bon du moment que cela fait croître le PIB ! Enfin, il ne nous donne aucune indication sur les évolutions du patrimoine social et environnemental que nous utilisons à l’occasion de la production et de la consommation. On peut avoir un PIB élevé et une dévastation du patrimoine naturel. Pour résumer, avec le PIB, le projecteur est braqué sur une petite partie de nos vies seulement. Toute une série de choses qui comptent ne sont pas prises en considération : le travail domestique, les activités bénévoles, les activités considérées comme improductives car ne faisant pas l’objet d’un échange ou n’étant pas estimables monétairement… Les dégâts sur le patrimoine naturel et la cohésion sociale accompagnant la croissance ne sont pas comptabilisés, si bien que les pertes inestimables de richesse sociale, biologique ou physique sont occultées.
« Avec le PIB, le projecteur est braqué sur une petite partie de nos vies seulement »
A partir de quelle période la croissance elle-elle devenue un objectif à atteindre ?
La croissance comme processus remonte au XVème siècle mais sa mesure et son estimation sont plus récentes. Lorsque l’on parle de croissance, on sous-entend croissance du produit intérieur brut. C’est le principal indicateur de notre vie économique et c’est surtout lui qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, sert aux pays à se comparer grâce au PIB par habitant. Le désir de croissance s’est amplifié au sortir de la seconde guerre mondiale comme le montre très bien François Fourquet dans Les comptes de la puissance : la défaite est due à la décroissance, la croissance devient infiniment désirable. Et de fait, l’après seconde guerre mondiale va être une période de très forte croissance. Mais ces Trente Glorieuses dont nous nous enorgueillissons et que nous regrettons, nous en payons aujourd’hui les frais, notamment d’un point de vue environnemental. Cette période de forte croissance est due aux progrès technologiques qui ont permis de produire davantage, si bien que la croissance a été assimilée au progrès. Au cœur de ce processus on trouve les gains de productivité – c’est-à-dire produire plus avec moins de travail – que Jean Fourastié, l’auteur de l’ouvrage Les Trente Glorieuses considère comme la source du progrès. Attention, il ne s’agit pas de nier que la croissance s’est accompagnée d’immenses bienfaits. Mais elle s’est aussi accompagnée de maux.
Quels sont les effets négatifs de la croissance ?
Les années 1970 l’avait bien mis en évidence : la croissance a entraîné des dégâts à la fois sur notre patrimoine naturel et notre santé sociale. Il y a un lien entre croissance et destruction de la nature puisque nous vivons dans un monde fini. C’est aberrant de toujours vouloir de la croissance dans un monde fini alors que les ressources ne sont pas infinies ! La croissance ne permet même plus de réduire les inégalités. Depuis les années 80, la libéralisation des capitaux et les politiques d’austérité ont augmenté les inégalités. La croissance n’a pas, comme le disait Adam Smith, ruisselé jusqu’aux dernières classes du peuple.
«La croissance verte est un mythe. »
Que pensez-vous de la croissance verte ?
Contrairement à ce que l’on entend trop souvent, il n’y a pas d’un côté la croissance brune, sale et de l’autre la croissance verte, propre. La croissance verte est un mythe. Il y a tout un débat autour du découplage (peut-on découpler la croissance de ses effets négatifs) au terme duquel il est clair qu’à moins de progrès technologiques fulgurants nous ne parviendrons pas à rompre le lien entre croissance et destruction du patrimoine naturel. Les deux courbes de la croissance et des émissions de gaz à effet de serre sont complètement superposables. La croissance doit cesser d’être notre objectif.
Peut-on avoir de l’emploi sans croissance ?
L’argument principal en faveur de la croissance est que l’on a besoin de celle-ci pour absorber l’arrivée des nouvelles générations sur le marché du travail. On oublie que l’on peut répartir le travail autrement et qu’il est tout à fait possible de créer des emplois sans croissance. Cela suppose toute une série de redistributions auxquelles la société française n’est manifestement pas prête. Au centre du processus il y a les gains de productivité : ils sont considérés comme le cœur du progrès mais il importe de prendre conscience, d’une part, que les gains de productivité peuvent intensifier le travail et, d’autre part, qu’ils ne sont pas toujours gage de qualité de la production de biens ou services : dans une maison de retraite les gains de productivité sont obtenus en faisant une toilette en sept minutes au lieu de dix minutes. Je reprends les termes de Jean Gadrey : on peut créer des millions d’emplois durables, visant à la satisfaction des besoins sociaux, sans croissance. La reconversion écologique nécessitera plus de travail que nous devrons être capables de répartir sur l’ensemble de la population en âge de travailler. Mais attention à ne pas reproduire certaines erreurs commises lors de l’application de la loi sur les 35 heures en 2000 : si des aides sont accordées aux entreprises qui réduisent leur temps de travail, il faudra vérifier que le temps de travail dans les entreprises diminue effectivement et subordonner le versement des aides à la création d’emplois. Des comités de suivi comportant des salariés seraient très utiles.
« Dans un monde fini, il est nécessaire de décroitre »
Quel est notre rapport à la consommation, est-ce un problème au cœur de la problématique de la croissance ?
Le rapport à la consommation est un des problèmes majeurs. La publicité mais plus généralement le capitalisme excitent la consommation et nous assistons, comme l’indique la sociologue américaine Juliette Schor, à une extension indéfinie du domaine de la mode. Cela entraîne un gaspillage monstrueux de matière et de temps humain. On sait depuis Veblen et Baudrillard que la consommation est un langage et un support de comparaison sociale. Pire, selon la comptabilité nationale la consommation est un devoir social. C’est un des moteurs de la croissance…
C’est pour cela qu’il va être très difficile de se débarrasser de cette addiction : dans un système où tout est organisé pour pousser les personnes à consommer, demander à un individu d’être sobre est une gageure. Sans même prendre en compte l’inanité d’un tel impératif pour ceux qui n’ont même pas les moyens de satisfaire leurs besoins essentiels, la sobriété semble impossible à atteindre en régime capitaliste, avec la multiplication des pubs ou les multiples pièges des multinationales pour nous pousser à consommer : l’obsolescence programmée.
Quelles sont les alternatives au PIB ?
Depuis la fin des années 1990, de nombreux indicateurs complémentaires ou alternatifs au PIB ont été proposés, soit par des organisations internationales, soit par des universitaires ou des associations. Citons l’indicateur de développement humain (IDH), l’Epargne nette ajustée, le Better life index…Il y a actuellement une formidable bataille entre les organisations internationales pour savoir qui produira le nouvel indicateur de substitution : celui qui parviendra à imposer celui-ci imposera en même temps une nouvelle vision du monde et de la richesse. C’est une bataille silencieuse mais déterminante. Dans ce combat de titans, nous proposons avec mes collègues d’adopter deux ou trois indicateurs : l’empreinte carbone, l’indice de santé sociale, et un indicateur de biodiversité, nous permettant de mesurer les évolutions du patrimoine naturel et de la cohésion sociale. L’indice de santé sociale a été conçu et calculé par Florence Jany-Catrice et son équipe. L’adoption de ces indicateurs ne suppose pas de jeter le PIB à la poubelle mais d’enserrer celui-ci dans des limites physiques et sociales.
« Etre acculés à la décroissance sans l’avoir voulu et préparé serait une pure catastrophe. »
Êtes-vous pour la décroissance ?
Il faudra décroître ! Notre consommation devra diminuer, tout comme nos rejets de gaz à effet de serre ou nos déchets. Mais je préfère le terme de “postcroissance” à celui de “décroissance” ? Parce que le concept de décroissance est insupportable pour les personnes qui n’ont rien à consommer du tout. Il faut toujours tenir ensemble la dimension sociale et la dimension environnementale. Enserrer le PIB dans des limites physiques et sociales cela signifie que la production doit respecter des critères et des limites : l’empreinte carbone et l’indice de santé sociale fixes des plafonds à ne pas dépasser.
Quelles seraient les grandes réformes à mettre en œuvre ?
Il faut que nos sociétés s’engagent résolument dans ce que j’appelle la reconversion écologique. Changement de paradigme, de cosmologie, d’indicateurs. Investissement massif (au moins vingt milliards d’investissement public supplémentaire par an pendant au moins dix ans) dans la rénovation thermique des bâtiments et les infrastructures. Transformation de notre agriculture. Cela entraînera une forme d’anti-déversement : plus de main d’oeuvre dans l’agriculture et le secteur secondaire, de nombreuses créations d’emplois. En effet, d’une part les secteurs trop émetteurs de GES sont moins intensifs en main d’oeuvre que ceux qu’il faut développer. D’autre part, nous aurons besoin de plus de travail humain parce que nous pourrons moins mobiliser les adjuvants mécaniques et chimiques. Nous avons besoin d’une planification et d’un Haut Commissariat au Plan capable de coordonner et d’organiser les interventions de tous les acteurs aux différentes échelles. Et il faut aller vite, sinon certains nous diront que la démocratie n’est pas capable d’assurer cette transition et que seule une dictature verte pourra le faire.
« nous aurons besoin de plus de travail humain parce que nous pourrons moins mobiliser les adjuvants mécaniques et chimiques. »
Depuis, la Covid et la récession subie que nous avons vécue, avez-vous l’impression que ces idées sont plus écoutées ?
Oui, ca y est, ces idées arrivent enfin dans le débat public. Ce qui est dommage, c’est qu’elles arrivent sous la forme de la caricature. Ces sujets sont essentiels. Il faut absolument pouvoir les exposer de manière claire. J’ai regretté que la Convention citoyenne pour le climat ne les aborde pas. Ce sont des sujets difficiles, techniques : peut-on créer de l’emploi sans croissance, peut-on découpler la croissance de ses effets négatifs ? A la fois il faut éviter que le sujet soit capturé par les experts, économistes ou ingénieurs et trop simplifié. Il importe absolument de le mettre en débat de manière sereine et raisonnable. Cela demande un gigantesque effort car cela nous oblige à nous débarrasser de tout l’appareillage conceptuel qui encadre nos actions et qui fonde notre vision du monde depuis plusieurs siècles. C’est tout à fait normal que la grande majorité de nos concitoyens restent attachés à la croissance qui est synonyme de progrès et de bien-être. Il faut nous attacher à montrer, d’une part, le caractère historique de cette représentation et d’autre part, ce que pourrait être une société post-croissance. Il ne faut pas nier la difficulté. Et vous avez raison, être acculés à la décroissance sans l’avoir voulu et préparé serait une pure catastrophe. Tout cela s’anticipe, se prépare, demande du débat, des modèles. Il faut maintenant passer à cette phase.
Juliette Duquesne et Eléna Jaulin
Pour en savoir plus : Dominique Méda, Les mystiques de la croissance, Flammarion Champs Actuel, 2014.
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Commentaires (1)
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3 août 2023Une analyse très intéressante. Mais se débarrasser de l'appareillage conceptuel et laisser de côté les économistes ?
L'analyse économique à travers les défaillances du marché pointe l'existence des externalités et la nécessité d'aligner le coût privé sur le coût social. Le marché (internalisation des externalités) peut y parvenir si les pouvoirs publics encadrent correctement ces initiatives. Cela conduirait à une nouvelle allocation des ressources, plus "vertueuse", et inciterait les individus à des décisions (consommation, épargne, investissement) phasés sur les objectifs sociétaux. Dans ce contexte, oui à un rôle accru des pouvoirs publics pour s'assurer que cette transition ne se fera pas au détriment des individus les plus fragiles...