Lutter contre les idées reçues : l’agroécologie peut nourrir la planète !

Depuis des dizaines années, des associations, des paysans, des chercheurs l’expérimentent : l’agroécologie*, l’agriculture biologique, cette agriculture qui cultive en harmonie avec le vivant, où la monoculture est remplacée par les cultures associées, les engrais de synthèse par le compost… Il faut être patient- au moins deux ou trois ans- mais les résultats sont souvent impressionnants !

L’efficacité de l’agriculture biologique en France et en Occident

En France, les différents chercheurs que nous avons rencontrés s’accordent sur le fait que, pour l’instant, les rendements sont de 20 à 30 % moins élevés en agriculture biologique. « Nous avons une concurrence faussée. Le système agroécologique obtient moins de rendements, mais il rend des services pour lesquels il n’est pas rémunéré », tient à préciser Olivier De Schutter, spécialiste de ce sujet.  Cette baisse en occident n’est d’ailleurs pas essentielle car nous avons environ un tiers de gâchis.

L’agriculture biologique participe à la préservation du patrimoine : l’eau, les semences, la biodiversité… Le calcul du rendement par hectare est également très avantageux pour l’agriculture conventionnelle, qui favorise la monoculture. Utiliser le rendement d’une culture par hectare pour comparer ces deux façons de cultiver est donc remis en cause par certains spécialistes.

L’agriculture biologique participe à la préservation du patrimoine : l’eau, les semences, la biodiversité…

Éric Gobard, agriculteur de père en fils en Seine-et-Marne, a progressivement converti sa ferme à l’agriculture biologique, mais il a gardé une partie en conventionnel. Des chercheurs du CNRS ont voulu étudier ces deux modes de culture sur le terrain, dans les champs de son exploitation.

Les résultats de cette étude sont éloquents. Si l’agriculteur biologique utilise la même quantité de fertilisants que l’agriculteur conventionnel, les rendements sont égaux.

Les agriculteurs biologiques utilisent souvent moins de fertilisants. Voilà pourquoi les rendements peuvent être plus faibles. Bien sûr, ces fertilisants ne sont pas les mêmes. En agriculture biologique, ils sont organiques et les pesticides de synthèse sont interdits. Les agriculteurs utilisent du compost et associent des céréales à certaines légumineuses (la fève, le pois, la luzerne, le haricot ou le trèfle, et bien d’autres encore). Les légumineuses permettent de capter l’azote de l’air, un engrais naturel. Cultiver de la luzerne permet par exemple d’augmenter le rendement du blé.

Aujourd’hui, il est fier de raconter une anecdote très révélatrice concernant les idées reçues sur la bio. Les rendements qu’il obtient en blé ou en haricots ont tellement étonné les coopératives avec lesquelles il travaille qu’ils lui ont valu des contrôles inopinés pour vérifier qu’il n’utilisait pas de pesticides ou d’engrais de synthèse ! « Avec la luzerne qui fixe l’azote, l’engrais est offert par la nature, c’est incroyable. […] La nature a des ressources limitées si nous n’allons pas dans son sens, mais elles sont illimitées si nous allons dans le sens de la nature. »

Dans sa ferme, Éric est ravi de nous montrer une parcelle que son père n’arrivait plus à cultiver. Aujourd’hui, grâce aux techniques agroécologiques, il a réussi à faire revivre le sol. « J’ai même amélioré le rendement par rapport au conventionnel, c’est exceptionnel. Mon père est scié, il trouve ça super ! Pour l’étonner encore un peu plus, je cultive cette année du lin textile, une culture très délicate pour ces terres. Un choix qui serait inconcevable pour un ingénieur agronome », s’amuse Éric Gobard.

Les rendements de l’agroécologie dans les pays du Sud

Dans les pays du Sud, l’agroécologie obtient de meilleurs résultats. Les agriculteurs n’ont pas de moyens, les sols sont plus fragiles, le climat est plus compliqué à gérer. L’agriculture intensive, conçue en Amérique et en Europe, s’adapte moins bien aux climats plus variables et difficiles du Sud. Elle nécessite de grandes quantités d’eau et beaucoup d’argent pour l’achat de pesticides et d’engrais chimiques.

Cyril Lekiefs, référent technique pour la sécurité alimentaire à Action contre la faim, le confirme : « Mettre en place une politique publique qui encourage l’agriculture avec des semences améliorées [celles créées par les multinationales] est dangereux. Ces semences augmentent la productivité dans des conditions idéales, qui sont rares dans ces pays, une fois tous les cinq ans. Si nous choisissons cette solution agricole, nous exposons les paysans à des disettes et à des famines plus fréquentes. »

Dans ces fermes, les rendements des cultures ont augmenté de 79 %.

Plusieurs études de grande ampleur montrent l’efficacité de l’agroécologie dans les pays du Sud. Jules Pretty, un chercheur anglais, en a dirigé plusieurs. La première regroupait 12,6 millions d’agriculteurs dans 57 pays pauvres. Ces paysans ont eu moins recours aux pesticides et ont mis en place des techniques issues de l’agroécologie. Dans ces fermes, les rendements des cultures ont augmenté de 79 %. Dans une autre étude, il a pu observer que les rendements ont plus que doublé grâce à des pratiques agroécologiques. Le temps pour parvenir à une telle augmentation de productivité avait varié de trois à dix ans, selon les exploitations.

Des chercheurs des Nations unies ont analysé de nouveau ces bases de données très riches et précieuses. Ils ont sélectionné 114 exploitations en Afrique qui s’étaient converties à l’agriculture biologique ou quasi biologique. La productivité a grimpé de 116 %.

Avant d’avoir recours aux pratiques agroécologiques et de réduire ou d’arrêter les pesticides, les exploitations étaient de tailles et de modèles très divers. Certaines se rapprochaient plus du modèle industriel, d’autres d’une agriculture traditionnelle peu productive. Mais il est certain que ces exploitations n’atteignaient pas les rendements de l’agriculture industrielle occidentale avant le début de ces études.

À La Réunion, le chercheur agronome Jean-Philippe Deguine réalise aussi de nombreuses recherches sur le terrain avec des agriculteurs. Il travaille pour le Cirad, le centre international de recherche agronomique français. Les résultats qu’il obtient sont étonnants.

La culture des cucurbitacées (courgettes, concombres…) était ravagée par les mouches à La Réunion. La récolte était très mauvaise. Jean-Philippe Deguine explique avoir retiré les insecticides, pulvérisés jusque-là deux ou trois fois par semaine. Pour éviter la prolifération d’insectes, chaque légume piqué par une mouche est ramassé et détruit. Des rangs de maïs sont plantés pour attirer les mouches en dehors de la parcelle de culture principale. C’est la technique dite des « plantes pièges ».

Grâce en partie à ces pratiques agroécologiques, la production a de nouveau augmenté. La culture du chouchou (une cucurbitacée locale) allait même disparaître. Aujourd’hui, grâce à ces techniques écologiques, la moitié de la production de ce légume est cultivée en agriculture biologique. « Grâce aux techniques de l’agroécologie, nous augmentons le nombre d’insectes utiles, nous avons moins de travail et nous n’utilisons pas de pesticides », détaille Jean-Philippe Deguine.

Dans les pays du Sud, où il faut augmenter les rendements pour faire face à la hausse de la population, l’agroécologie peut donc faire croître la productivité sans abîmer la nature ni rendre les paysans dépendants des multinationales.

L’agroécologie n’est pas l’agriculture traditionnelle

On entend souvent dire : « En Afrique ou en Haïti, les agriculteurs cultivent déjà en agriculture biologique car ils utilisent peu de pesticides ou d’engrais chimiques de synthèse. » Ou encore : « On va revenir un siècle en arrière avec l’agriculture biologique. »

Ces idées reçues sont fausses. L’agriculture biologique, ou agroécologie, n’implique pas de revenir en arrière. « Je m’oppose au fait que l’agroécologie soit un retour en arrière, explique Olivier De Schutter. L’agroécologie est l’agriculture du xxie siècle. Nous faisons des erreurs dans la façon dont on la présente parfois. Il y a une idée très monolinéaire du progrès envisagé comme une mécanisation toujours plus poussée, une artificialisation plus grande, un contrôle de plus en plus concret des processus de production. Concevoir qu’il faut se mettre à l’écoute des processus naturels va à l’encontre de cette conception du progrès. »

Il ne suffit pas d’arrêter les produits chimiques pour réussir une conversion vers l’agriculture biologique ou agroécologique. L’agroécologie est très technique et hautement scientifique, avec de nouvelles pratiques comme les cultures associées ou le compost. « Le compost n’est pas le fumier d’autrefois, rappelle Pierre Rabhi. Le fumier et les déchets d’origine végétale sont mis en fermentation, ils sont humectés puis aérés et retournés plusieurs fois. Le compost permet de retenir l’eau comme une éponge. Le but est de recréer une matière comparable à l’humus des forêts avec une concentration de bactéries utiles aux sols et aux végétaux. L’humus est cette matière brunâtre au-dessus du sol qui donne ce parfum si particulier à la forêt. »

L’agriculture biologique, ou agroécologie, n’implique pas de revenir en arrière.

Dans les pays du Sud, les agriculteurs traditionnels ne cultivent pas de façon agroécologique. Toutes leurs pratiques ne sont pas écologiques. Certains sols ont été abîmés par des élevages excessifs et par la culture sur brûlis. Brûler des champs par le feu pour défricher dégrade énormément l’environnement et favorise l’érosion.

Pour comprendre plus concrètement ces techniques, voici une expérience réussie d’agroécologie mise en œuvre par Pierre Rabhi au Sahel, où il ne pleut que trois ou quatre mois dans l’année, entre 1985 et 1988.

Sous les hauteurs boisées, des diguettes et des terrasses cultivées sont installées pour lutter contre l’érosion et la dégradation des sols. Ces aménagements permettent de retenir l’eau lors des rares pluies. Un élevage est très utile dans l’exploitation : il permet aux paysans d’avoir une alimentation plus diversifiée. Quant au fumier, il facilite l’obtention d’un meilleur compost. Associer les cultures et l’élevage diminue le risque de surpâturage. Le jardin potager est cultivé toute l’année, grâce à l’eau du puits et au compost. Les céréales et les légumineuses sont associées car elles se stimulent mutuellement. Elles sont cultivées en saison pluvieuse. Grâce aux arbres, aux diguettes et au compost, l’eau est retenue dans le sol et s’infiltre. Les nappes phréatiques peuvent ainsi être rechargées. Enfin, les arbres protègent les sols de l’excès de chaleur. Grâce à leurs racines, ils absorbent l’eau et la transpirent, participant ainsi à la formation de nuages, chargés de pluie.

En agroécologie, il n’y a pas de techniques identiques partout dans le monde.

En agroécologie, il n’y a pas de techniques identiques partout dans le monde. Nombre d’autres s’inspirent de pratiques locales comme le zaï. Cette pratique traditionnelle d’Afrique de l’Ouest consiste à creuser des trous pour récupérer l’eau pluviale. Aujourd’hui, on ajoute du compost, puis on sème dans ces trous. Cette technique permet de localiser le fertilisant et de l’optimiser. Grâce à l’association du zaï et du compost, les rendements du sorgho blanc ont triplé dans certaines zones du Burkina Faso.

Consommer moins de protéines animales et plus de produits locaux

Au lieu de prôner des solutions très complexes comme les biotechnologies pour nourrir une population en hausse, certains conseillent plutôt de réduire la consommation de protéines animales en Occident et de « manger local ».

Gilles Billen, directeur de recherche au CNRS,  a modélisé de nombreux scénarios à travers le monde. Afin de nourrir toute la population mondiale en 2050 sans polluer davantage, il faudrait réduire d’un tiers la consommation de viande en Occident et augmenter la productivité agricole en Inde, au Maghreb et en Afrique.

Les travaux de Gilles Billen montrent également que les scénarios les plus intéressants et les moins polluants sont ceux qui réduisent le nombre d’échanges internationaux et qui reconnectent les élevages aux cultures de céréales et de légumes. Ce ne sont pas les transports nécessaires aux importations et aux exportations qui polluent, mais bien la spécialisation de l’agriculture.

Prenons l’exemple concret d’un éleveur breton et d’un maraîcher du sud de la France. L’éleveur produit du fumier qui pollue et ne sert à rien, alors qu’il pourrait servir d’engrais dans l’exploitation maraîchère. Dans le Sud, l’agriculteur doit acheter ou produire des engrais, alors qu’un élevage les lui fournirait gratuitement.

Il ne s’agit donc pas d’arrêter totalement de manger de la viande, car le fumier produit par l’élevage est utile pour cultiver des fruits ou des légumes, mais d’en surveiller l’origine et de diminuer sa consommation. Dans les zones complexes d’Afrique ou d’Asie, les associations spécialisées en agroécologie conseillent d’ailleurs aux agriculteurs d’introduire de l’élevage au sein des fermes familiales. L’objectif : obtenir une meilleure terre et des rendements plus intéressants grâce aux déjections animales.

L’intérêt de ces travaux du CNRS est également de prouver qu’il sera possible de nourrir la population en 2050 grâce à l’agriculture biologique, à deux conditions : consommer moins de protéines animales et mettre fin à la spécialisation de l’agriculture. « C’est peut-être un peu utopiste, développe Josette Garnier, directrice de recherche au CNRS. Certains nous ont reproché de ne pas prendre en compte les calculs économiques. Mais nous montrons qu’il y a des pistes de réflexion. Qu’on ne nous dise pas : ce n’est pas possible ! Nous ne tenons pas les cordons de la bourse, mais il est possible de nourrir le monde avec une agriculture biologique locale et reconnectée [avec l’élevage]. »

Juliette Duquesne

*agroécologie : aujourd’hui, le terme « agroécologie » peut avoir une définition très large. Chacun en donne sa propre interprétation. Certains défenseurs du modèle industriel utilisent ce terme pour évoquer une agriculture raisonnée dite de développement durable. Cette terminologie leur permet d’échapper au cahier des charges de l’agriculture biologique et de faire du « greenwashing » – une sorte de marketing vert. Pour d’autres, comme Pierre Rabhi, l’agroécologie va bien plus loin que le cahier des charges de la bio, c’est une éthique de vie depuis des dizaines d’années : « L’agroécologie n’est pas une fin en soi, me semble-t‑il, mais un prodigieux moyen qui peut nous permettre un autre regard sur le monde à partir de l’expérience objective du vivant. Pour devenir une véritable solution alternative, ce moyen doit s’accompagner d’une mutation de la conscience et d’un rapport différent à l’argent. » Dans le système agroécologique, le paysan est autonome. Il ne dépend pas des prix fixés sur les marchés mondiaux.

Juliette Duquesne

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Commentaires (2)

Dosso
21 octobre 2023 Répondre

Bonjour très beau article, cependant il serait intéressant d'avoir une version telechargeable.

    Juliette Duquesne
    3 décembre 2023 Répondre

    Merci pour votre message. Bonne journée.

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