«Nous n’avons pas besoin de davantage de finance. Nous avons  besoin de réglementations environnementales adaptées. »

De Frédéric Hache et Juliette Duquesne

La finance ne cesse d’étendre son champ d’action. La nature était encore  la dernière frontière qui résistait aux marchés financiers.  Aujourd’hui, le monde de la finance a bien compris que ce secteur pourrait être plus profitable que celui du charbon ou du pétrole !  Entre « greenwashing » et titres financiers plus dangereux adossés à la  nature, les actifs se multiplient.

La Commission Européenne vient d’annoncer que certaines activités de nucléaire et de gaz seront ajoutées à la taxonomie – la liste européenne des activités économiques « vertes » – sous certaines conditions, et ce en dépit du fait que le gaz est une énergie fossile qui n’a rien de vert, et des risques considérables et bien connus du nucléaire.

Cette décision confirme que la croissance économique et la compétitivité continuent à être priorisées au détriment  de la préservation de notre planète par les gouvernements français et allemand.

“Cette décision confirme que la croissance économique et la compétitivité continuent à être priorisées au détriment  de la préservation de notre planète.”

Ironiquement, le choix d’inclure le gaz et le nucléaire risque de se retourner contre la commission : la taxonomie était déjà en complet décalage avec les recommandations du GIEC avant même l’inclusion du gaz et du nucléaire, du fait de l’entrée d’activités notoirement polluantes dites « de transition » comme la fabrique du ciment ou de l’acier. L’introduction du gaz et du nucléaire a médiatisé ce « greenwashing » évident et cela pourrait avoir des conséquences fâcheuses sur la confiance des investisseurs.

La nature, nouveau terrain de jeu des financiers

Au-delà de la taxonomie elle-même, cette  mesure est révélatrice d’une tendance de fond à donner un rôle politique accru aux marchés financiers, tout en prétendant les verdir.  Tenter de réorienter les investissements de la finance vers une économie moins polluante, vers des projets écologiques  peut être perçu comme une tentative louable. En réalité, il s’agit d’une façon d’éviter des réglementations environnementales contraignantes beaucoup plus efficaces : de nouvelles règles imposant un changement radical de nos modèles agricoles, une réduction de nos émissions, de notre destruction de biodiversité… Ces  mesures entraîneraient automatiquement une réévaluation des bénéfices futurs attendus des secteurs économiques concernés, et les flux de capitaux se réorienteraient mécaniquement en conséquence. Cela rendrait automatiquement toute la finance durable. Comparons ces réformes à ce qui est proposé actuellement sous le label finance durable, à savoir un paquet de subventions en échange d’un verdissement partiel des bilans bancaires, et la création de marchés et instruments spéculatifs sur la destruction de biodiversité. Il est clair que cette seconde option reflète une bien moins grande ambition politique, mais également des profits privés bien supérieurs.

Ces deux dernières années, les mécanismes de marchés financiers adossés à la  nature se sont multipliés : un nouveau marché financier de permis de polluer pour l’aviation civile, la finalisation d’un autre nouveau marché de permis de polluer international lors de la COP26, le lancement du marché de permis de polluer chinois, la promotion des permis de destruction de la biodiversité par la commission européenne (couverts sous l’appellation trompeuse « solutions fondées sur la nature »),  des obligations qui donnent des droits sur les revenus futurs d’une forêt. D’autres produits financiers parient sur les futures catastrophes naturelles. A New-York, des contrats  ont même été créés pour spéculer sur le prix futur de l’eau … Sans oublier, le scandale de l’« obligation  pandémie» de la Banque Mondiale,  un titre financier pour que les investisseurs parient sur les futures pandémies dont le coronavirus.

“Ces deux dernières années, les mécanismes de marchés financiers adossés à la  nature se sont multipliés”

Cet essor des marchés financiers sur la nature est d’autant plus incompréhensible d’un point de vue environnemental que le système d’échange de quotas d’émission de l’Union Européenne – le principal marché de permis de polluer au monde – a été un échec depuis sa création il y a 15 ans. Le marché carbone européen n’a pas réduit les émissions de gaz à effet de serre.  Le prix de la tonne CO2, instable et trop faible, ne représente pas un coût assez significatif pour les entreprises.

Cette multiplication des mécanismes de marché s’explique en revanche très bien politiquement par le désir de détourner le débat public de la nécessité de politiques environnementales plus strictes.

Nous n’avons pas besoin de davantage de finance. Nous avons  besoin de réglementations environnementales adaptées. Sur ce sujet, nous avons toujours tendance à dériver en affirmant qu’il faut verdir la finance. Or, l’urgence est  de réduire le poids des marchés financiers.

“Est-ce bien judicieux de confier l’avenir de notre planète à ces mêmes marchés financiers ?”

La finance a mis l’économie mondiale au bord de l’effondrement lors de la crise des subprimes. Depuis,  aucune réforme structurelle n’a été mise  en place.    Ces dernières semaines, les alertes concernant un nouveau krach boursier se sont multipliées. Est-ce bien judicieux de confier l’avenir de notre planète à ces mêmes marchés financiers ?

Frédéric Hache est co-fondateur et directeur exécutif de Green Finance Observatory à Bruxelles. Il a travaillé pendant douze ans sur les marchés financiers, notamment pour la BNP Paribas et au Crédit suisse. Il a ensuite dirigé l’analyse politique à Finance Watch, une organisation non gouvernementale qui milite pour une autre finance.

Juliette Duquesne est journaliste spécialisée dans les thématiques économiques et environnementales. Elle a lancé la collection “Carnets d’alerte” aux Presses du Châtelet et le site www.carnetsdalerte.fr. Elle a co-écrit les Excès de la finance ou l’art de la prédation légalisée.

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