Dans le numérique, du greenwashing à l’envi !

Deux lanceurs d’alerte qui  souhaitent rester anonymes racontent les pratiques – non écologiques- de deux multinationales qui prétendent être à la pointe du numérique vert.

Ingénieur en informatique, Aurélien[1] a travaillé une dizaine d’années dans le service public. Son sujet : la pollution du numérique. Le numérique est responsable d’environ 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Si le numérique était un pays, il aurait deux à trois fois l’empreinte de la France.

Aurélien a participé à la fabrication de référentiels et de guides de bonnes pratiques.   Au cours de ce travail, il côtoie des grandes multinationales.   Estimant que cette thématique n’avançait pas assez vite dans le public, il décide – après de nombreuses hésitations – de tenter l’aventure au sein de l’une d’entre elles. Il est embauché dans une multinationale qui conseille dans le domaine du « digital » et de la « technologie ». L’objectif de son poste : réduire les impacts environnementaux des activités numériques des grandes entreprises. « Cette société est venue rechercher ma légitimité scientifique, raconte Aurélien. J’étais beaucoup mis en avant lors des évènements extérieurs »

Ses quelques mois dans cette multinationale ont été bien au-delà de tout ce qu’il aurait pu imaginer.

Il était, bien sûr, conscient du risque du greenwashing mais ses quelques mois dans cette multinationale ont été bien au-delà de tout ce qu’il aurait pu imaginer.  Au bout de quelques jours, il a su qu’il ne dépasserait pas la période d’essai, même si son salaire avait doublé et son temps de travail diminué. « Mon premier choc est arrivé dès mon arrivée, confie-t-il. Mon supérieur hiérarchique m’a expliqué qu’il fallait que je déconstruise  tout ce que j’avais l’habitude de faire dans le monde académique. Car, l’important dans le monde du consulting n’est pas de fournir des réponses justes, mais de présenter des réponses rapides et convaincantes aux clients de manière à décrocher des contrats. »

Cette grande entreprise vend notamment des logiciels pour suivre la traçabilité des approvisionnements des matières  premières et  des pièces détachées d’un objet en ajoutant les émissions de carbone à chacune des étapes de la fabrication. « Cette entreprise prétend aider à réduire les émissions de carbone. Or, elle aide seulement à les tracer, s’indigne Aurélien.  Dans la plupart des cas, le calcul de ces émissions CO2 n’est, en plus, pas du tout réalisé de façon rigoureuse ! »

Le calcul de ces émissions CO2 n’est, en plus, pas du tout réalisé de façon rigoureuse !

Aurélien a pour consigne de ne pas parler de sobriété lors des réunions avec les responsables RSE des grands groupes du CAC 40 et de juste ajouter le mot « sustainability » aux différents projets. « On m’a bien précisé que le mot « sobriété » n’est pas bon pour le business » raconte-t-il.

Sans être naïf, il s’attendait tout de même à ce que cette entreprise au chiffre d’affaire considérable investisse de l’argent dans la recherche et le développement. « Il y a une récupération de tout ce qui existe dans le domaine public pour en faire des produits commerciaux sans aucun investissement interne, s’indigne Aurélien. Par exemple, je me souviens d’une publication scientifique dans laquelle des chercheurs ont montré qu’avec un certain type d’écran de téléphone, en activant une interface web avec un fond noir et une écriture blanche plutôt que de l’écriture noire sur fond blanc, 60 % de l’énergie du téléphone était économisée. Mais ce constat ne reposait que sur un type de technologie.   Et les gains d’énergie étaient uniquement estimés par rapport à un téléphone avec une luminosité à 100 %. L’entreprise pour laquelle j’ai travaillé a ajouté dans les bonnes pratiques que cette réduction de 60 % grâce à l’écran noir était valable sans mentionner les limites de l’étude ! »

Cette société a également noué des partenariats avec les GAFAM. Elle propose également à ses clients d’opter pour leur solution cloud en mettant en avant une économie de 80 % des impacts CO2. « C’est complétement faux, explique-t-il. C’est basé sur une hypothétique neutralité carbone. L’objectif est de faire fermer des data centers en France et de migrer sur des solutions cloud liées aux GAFAM aux États-Unis, déplore Aurélien.  Des solutions non écologiques qui font en plus perdre de la souveraineté. C’est vraiment pire que tout ce qu’on peut imaginer dans des sketchs. »

 C’est vraiment pire que tout ce qu’on peut imaginer dans des sketchs

Au sein du numérique, calculer les impacts écologiques n’est déjà pas facile car c’est la fabrication des équipements qui pollue le plus.  Les capteurs, téléphones, ordinateurs -nombreux et dispersés- ne sont souvent pas pris en compte pour évaluer la pollution. Une usine prétend, par exemple, être efficiente en énergie grâce à des capteurs … sans tenir compte de la pollution générée par leur fabrication…     Mais ici, le constat est bien pire.  Resté moins de 6 mois dans ce cabinet, Aurélien multiplie les exemples : pour estimer  l’empreinte du  logiciel en 3D de médiation scientifique, seul l’impact du navigateur de l’utilisateur était évalué. Ni les calculs au sein des data center ni les infrastructures réseaux n’étaient pris en compte avant qu’il ne le fasse remarquer.  Et bien sûr, seules les émissions de CO2 sont comptées.  Prendre en considération un seul critère permet de proposer plus facilement des solutions marchandes. La dégradation du climat n’est pourtant pas la seule conséquence de cette utilisation massive du numérique. Consommation de l’eau, dégâts engendrés par l’extraction des métaux : dans le monde, en vingt­-cinq ans, le tonnage extrait de cuivre ou de zinc a plus que doublé.

On n’a pas commencé la plus petite hypothèse de construire un service numérique avec moins d’impact sur l’environnement

Lors de ces quelques mois, Aurélien a rencontré Thomas[2], salarié dans une autre grande multinationale de services numériques qui ne cesse de prôner un numérique vert et responsable. Aujourd’hui, il souhaite, lui aussi, quitter son entreprise. « Au départ, j’y ai cru. Mais aujourd’hui, je cautionne l’inaction de l’entreprise en restant à mon poste, confie Thomas. La direction avait compris qu’il fallait s’appuyer sur des personnes comme moi, convaincus et connaissant le sujet de la pollution du numérique ». Thomas travaille depuis 25 ans dans l’informatique. Au départ développeur, il est devenu chef de projets liés au numérique responsable. Il sensibilise à ces sujets à travers des jeux et des fresques, propose des solutions logicielles ou audite des projets internes. Il regrette que ces audits soient réalisés aujourd’hui à foison sans aucune incidence car les projets sont réalisés peu importe le résultat. Des questions aussi basiques que « le service répond-il à des objectifs de développement durable ? » ont même été retirées des critères. « Lors de nos rencontres extérieures, avec les étudiants, avec le monde des grandes écoles, l’image de la multinationale pour laquelle je travaille est celle d’une société « super green », très efficace dans l’écoconception des logiciels, dans le numérique responsable, alors que nous ne sommes pas du tout à la hauteur, poursuit Thomas.  On n’a pas commencé la plus petite hypothèse de construire un service numérique avec moins d’impact sur l’environnement. »  Thomas regrette qu’au sein de son entreprise, la décision n’ait même pas été prise de garder les ordinateurs le plus longtemps possible, une mesure qui aurait vraiment des conséquences. Dans le numérique, plus de 70 % de la pollution (émission de CO2, consommation des métaux et eau) provient de la fabrication des équipements.  Autre mesure basique du numérique responsable qui n’est pas respectée : faire l’inventaire précis des logiciels utilisés dans sa société et dans toutes celles avec qui ce chef de projet travaille. Un patrimoine de milliers de logiciels dont certains tournent toutes les nuits sans que personne ne le sache.

Aujourd’hui, Aurélien a retrouvé un poste dans le public. Thomas souhaite créer  une coopérative sur ce sujet, loin d’une entreprise financiarisée dont le profit est le seul objectif…

Thomas et Aurélien déplorent que le numérique soit souvent montré dans ces entreprises comme la solution pour continuer notre modèle de société basé sur la surconsommation. Dans leurs  entreprises respectives, tout en parlant de numérique vert ou responsable, de nouveaux services numériques comme le Métavers ne cessaient d’être mis en avant sans que jamais ne soit poser la question de leur utilité sociétale et écologique. Des témoignages révélateurs du greenwashing actuel pour accélérer la numérisation et continuer la mise en avant du technosolutionisme au lieu de tout simplement réduire la numérisation !

Juliette Duquesne

[1] Le prénom a été modifié

[2] Le prénom a été modifié

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