Entretien avec Frédéric Hache, finance : le hold-up des ressources vitales se propage !

Entretien avec Frédéric Hache, co-fondateur et directeur exécutif de Green Finance Observatory à Bruxelles. Cette association fait partie des cinq ONG à travailler et à  surveiller la finance verte. Elle est particulièrement attentive aux liens entre la finance verte (investissements vers des entreprises moins liées aux industries pétrolières et vers l’économie dite de transition écologique) et la financiarisation de la nature (titres échangés sur la nature sur les marchés financiers. Aujourd’hui, il en existe, par exemple, sur les revenus futurs d’une forêt ou concernant les  futures catastrophes naturelles …)

Frédéric Hache a travaillé pendant douze ans sur les marchés financiers, notamment pour la BNP Paribas et au Crédit suisse. Il a ensuite dirigé l’analyse politique à Finance Watch, une organisation non gouvernementale qui milite pour une autre finance.

“Le rapport Dasgupta traite de la financiarisation de la nature actuellement en cours. Mais ce rapport va plus loin en étendant  le champ de la finance à l’humain et aux relations sociales.”

Pourriez-vous nous expliquer en quelques mots en quoi consiste le rapport Dasgupta et pourquoi avez-vous analysé ce rapport ?

Ce rapport servira de base à la politique officielle d’un pays, l’Angleterre, pour les 25 prochaines années. Ce n’est pas juste un rapport d’un économiste fou sur une étagère. L’objectif est de créer des indicateurs servant à mesurer le capital humain,  le capital naturel et le capital social.

Dasgupta est le nom d’un économiste de Cambridge à l’origine de ce rapport. Il a été lancé en février 2021 par le premier ministre britannique, Boris Johnson.  Mais l’Angleterre n’est pas le seul pays concerné, la Nouvelle-Zélande,  le Canada se lancent dans des politiques similaires.  La France pourrait être également concernée dans les années à venir.

Aujourd’hui, les élites politiques et économiques ont compris qu’elles ne pouvaient plus échapper aux problématiques environnementales. Elles cherchent donc  à réaliser « une sorte de prise de judo » pour retourner cette contrainte environnementale à  leur avantage.  Les acteurs des marchés financiers veulent créer  une nouvelle phase d’investissement qui permettra de générer des profits et de verdir  leur image.

Ce rapport met en avant des solutions  afin   de continuer de faire croître le PIB (Produit Intérieur Brut) sans « soi-disant» abîmer la nature. Les auteurs de ce rapport sont-ils des adeptes de la croissance verte ?

Ce rapport ne remet absolument pas en cause l’objectif actuel de maximiser la croissance économique. Il ajoute seulement des contraintes à la marge  car il faut désormais prendre en compte le capital naturel. Il permet donc la continuation du statu quo plutôt que de remettre en question les fondements de notre système économique. Il reste dans la logique des politiques actuelles qui sont basées sur le mythe d’une croissance verte qui permettrait de concilier croissance économique et durabilité alors que plusieurs études ont montré que la croissance verte n’était pas possible[1].

La politique préconisée à travers ce rapport consiste à nous proposer un projet qui soi-disant prendra en compte  l’humain et la nature alors que  c’est un projet “hyper-thatchérien”, voire potentiellement “poutinesque”.

“Ce rapport ne remet absolument pas en cause l’objectif actuel de maximiser la croissance économique. Il ajoute seulement des contraintes à la marge  car il faut désormais prendre en compte le capital naturel.”

Quels sont les aspects novateurs de ce rapport ? Quels sont les dangers possibles de cette logique ?

Le rapport Dasgupta traite de la financiarisation de la nature actuellement en cours. Mais ce rapport va plus loin. Il étendant  le champ de la finance à l’humain et aux relations sociales.

Pour vous donner un exemple : en 2018, les autorités britanniques ont estimé que la valeur de leur capital naturel s’élevait à 921 milliards de livres sterling. On mettra demain ce type de méthodologie très discutable au capital  humain.

L’idée est que la vie humaine serait basée essentiellement sur la somme des salaires dans une vie. Cela équivaut à dire que la vie d’un banquier vaut plus que la vie d’une infirmière. La vie d’un Français vaut plus que la vie d’un Indien.  La vie d’un habitant de Floride vaudrait 15 fois plus que celle d’un Chinois ou d’un habitant du Myanmar. Selon cette logique, on pourrait être amené à faire des pseudo arbitrages sur la valeur des loisirs de l’un contre la valeur de la vie de l’autre. Cette approche est  extrêmement discutable et dangereuse.

Le troisième rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat)  considérait déjà qu’il y avait un ratio de 1 pour 15 entre la vie d’un habitant d’un pays développé et d’un pays pauvre. Ce concept de valeur d’une vie statistique est repris dans le rapport Dasgupta.

Cette approche considère qu’il faut investir dans un capital humain et par conséquent dans l’éducation, dans  la santé.  Mais quelle éducation et quelle santé financerons-nous  demain ? Si l’accent est porté sur les salaires,  cela signifie-t-il qu’il faut financer en priorité les écoles de commerce ou  les études d’avocats  et délaisser  les études de littérature, de sociologie, moins rentables sur le long terme ?

Au niveau de la santé, cette logique peut amener à considérer que la vie d’une jeune personne vaut plus que celle d’une vieille personne puisqu’elle est potentiellement plus productive. Cela signifie-t-il  que demain les jeunes seront soignés en priorité ?

Ce rapport soulève de nombreuses questions éthiques et morales qui appellent à un débat public avant  de décider de se lancer  dans cette direction. Or, ce débat public est, pour l’instant, totalement absent.

Cette logique de capital humain et capital naturel peut amener  à d’autres absurdités : devrons-nous demain désinvestir le capital humain pour protéger la nature lorsqu’il y aura des pseudos arbitrages budgétaires à réaliser ?

Cette logique permet de continuer un tournant extrêmement néolibéral, derrière des pseudos indicateurs qui dépolitisent le sujet.

“Cela équivaut à dire que  la vie d’un banquier vaut plus que la vie d’une infirmière. La vie d’un Français vaut plus que la vie d’un Indien.”

Le rapport évoque aussi le capital social.  Que signifie ce terme ?

Dans le rapport,  le capital social  est  un peu vague et générique. Les auteurs ne donnent pas de méthodologie précise. Le capital social aurait pour but d’aligner les croyances : la société civile serait  considérée comme ayant un apport positif dans la mesure où elle participe à des projets initiés par le gouvernement. Mais le concept est problématique pour plusieurs raisons. On pourrait  envisager, par exemple, que « la bonne société civile » est celle qui soutient l’action du gouvernement et celle qui réalise des partenariats avec le secteur privé et  que « la mauvaise société civile » serait celle  qui critique l’usage des pesticides, certaines lois…  Il faut faire attention  au fait que ce concept ne soit pas utilisé pour décrédibiliser  les voix critiques à l’égard du gouvernement. Le  jeu démocratique pourrait être remis en question. Il y a des possibles dérives autoritaristes à cause de cette logique de capital social. Aligner les croyances entre société civile, gouvernement et secteur privé est la vision idéalisée de Davos, prônant la mise en place  d’une sorte de partenariat.  Cette vision du monde est extrêmement spécifique.

“Ce rapport soulève de nombreuses questions éthiques et morales qui appellent à un débat public avant  de décider de se lancer  dans cette direction. Or, ce débat public est, pour l’instant, totalement absent.”

Pour l’instant, ces indicateurs (capital humain et social) restent flous et ne sont pas encore financiarisés, c’est-à-dire que  ce ne sont pas des titres échangés sur les marchés financiers, n’est-ce pas ?

Ils ne sont pas financiarisés mais à partir du moment où on met un prix sur ce capital, on ouvre la porte à tout. Il y a même  des réflexions en cours pour monter des titres sur des catastrophes liées   aux migrants ou aux  réfugiés !

Je pense qu’on n’aura jamais des obligations sur les vies humaines. Par contre,  des titres sur des risques de morbidité et de mortalité sont des aspects déjà traités  depuis longtemps par les assureurs.

Pourriez-vous nous faire un point sur le capital naturel, un concept déjà  utilisé actuellement ?

Le capital naturel existe déjà depuis 2010.  Pour parvenir  à calculer le capital naturel, il faut mettre un prix sur la nature. Cette conception est très problématique parce qu’elle présuppose  que nous connaissons déjà toutes les interactions écosystémiques et celles entre les espèces, ce qui est loin d’être le cas.

Prenons l’exemple d’une forêt qui fournit des services écosystémiques de lutte contre l’érosion des sols et de stabilisation du climat. Cette forêt sera valorisée uniquement si elle est située à côté d’une habitation humaine.  C’est une vision très partielle de la nature. On mesure un objet qui n’est absolument pas la nature, la nature est bien trop complexe.

La partie sur le capital naturel de ce rapport est en lien avec ce qui est mis en place depuis déjà  dix ans : mettre à un prix basé sur des méthodologies, complètement décrédibilisées depuis plusieurs années.

Je vous avais déjà interrogé en 2016, sur la financiarisation de la nature[2]. Quelles sont les évolutions ?

Cette financiarisation s’accélère dans la mesure où l’ONU a adopté formellement son cadre comptable de capital naturel en mars 2021. Ce cadre comptable  est celui sur lequel se basent  toutes les notions de  capital naturel, y compris celles de la Commission européenne. Il  y a eu une adoption formelle. La Commission européenne a déclaré qu’elle voulait être à la pointe et le premier continent à adopter et mettre en place ce cadre de comptabilité de capital naturel. On s’attend, à la fois au niveau européen et au niveau onusien, à  la création des premiers marchés sur la destruction de biodiversité.  Cette annonce  devrait être réalisée lors de la COP15 sur la biodiversité en Chine.  Cela signifie qu’à terme, on pourrait  échanger des permis de détruire la biodiversité, comme ce qui existe déjà sur le carbone.

Dans cette même logique, à New-York, il y a déjà des contrats pour spéculer sur le prix futur de l’eau ou sur les crédits carbone.

La finance ne cesse d’étendre son champ d’action.  Il y a beaucoup plus d’argent à gagner grâce à  cette financiarisation de la nature  plutôt qu’avec le financement des entreprises de charbon ! Le monde de la finance l’a bien compris.

“La finance ne cesse d’étendre son champ d’action.  Il y a beaucoup plus d’argent à gagner grâce à  cette financiarisation de la nature  plutôt qu’avec le financement des entreprises de charbon !  Le monde de la finance l’a bien compris.”

Il faut que la société civile soit particulièrement prudente car les termes ne cessent de changer. Quels mots sont utilisés à la place de celui de compensation, souvent décrié par les milieux écologistes ?

Le mot de compensation a totalement disparu des propositions de loi. Et ce n’est pas anodin ! Il a  été remplacé par un nouveau terme : solution fondée sur la nature. Ce  terme est vague, charmant et  beaucoup de personnes n’ont pas réalisé qu’il est un synonyme de compensation.

Pour l’instant, ces titres financiers sur la destruction de la nature sont anecdotiques mais ils sont sur le point de se développer massivement via la finance soit disant durable, il faut être vigilant. D’où le travail de l’association que j’ai créée.

“Pour l’instant, ces titres financiers sur la destruction de la nature sont anecdotiques mais ils sont sur le point de se développer massivement via la finance soit disant durable, il faut être vigilant. D’où le travail de l’association que j’ai créée.”

Lorsque nous parlons de finance verte, certains ont tendance à percevoir ces évolutions comme positives. Pourtant, vous comme d’autres acteurs de la société civile alertent : attention, ce n’est pas “une meilleure finance” qu’il faudrait en priorité mais “moins de finance”. Pourriez-vous nous expliquer ?

La logique est de penser que  les marchés financiers sont habitués à gérer du risque et que donc  ils sont très bien positionnés pour gérer les risques sur la nature. C’est totalement faux ! Les marchés financiers savent gérer ce qu’on appelle de l’incertitude faible, c’est à dire du risque  où tous les scénarios possibles et toutes les probabilités sont connues. Or, les risques naturels n’entrent pas dans le champ de l’incertitude faible, ils  font partie de celui  de l’incertitude forte. Les marchés sont incapables de gérer l’incertitude forte. L’incertitude forte provoque systématiquement des krachs. Par conséquent, les marchés financiers ne peuvent en aucun cas constituer la solution !

“Nous avons toujours tendance à dériver en affirmant qu’il faut verdir la finance. Mais l’urgence est surtout qu’elle ait moins de poids et qu’elle soit réformée structurellement.”

Certains affirment que les marchés savent mettre un prix sur la rareté et  qu’ils   seront donc utiles pour gérer le capital naturel.  Cependant, nous savons aujourd’hui que c’est faux. Il suffit de regarder le prix du pétrole depuis 100 ans afin de constater que  les marchés sont incapables de mettre un prix sur la rareté.

Les marchés financiers sont à la fois un succès politique et un échec environnemental parce qu’ils promettent  tout à tout le monde. Ils affirment que le problème sera réglé, le jour où le prix sera suffisamment élevé,  ce qui n’arrive jamais …

Nous n’avons pas besoin de finance. On a besoin de réglementations environnementales adaptées. Sur ce sujet, nous avons toujours tendance à dériver en affirmant qu’il faut verdir la finance. Mais l’urgence est surtout qu’elle ait moins de poids et qu’elle soit réformée structurellement.  Ce glissement dans le débat public a lieu à cause du lobby financier massif sur ce sujet.

Juliette Duquesne

Pour plus de précisions : téléchargez le rapport Dasgupta (pdf en anglais).

[1] Voir J. Duquesne, P. Rabhi, Vivre mieux sans croissance, les Presses du Châtelet, 2019.

[2] J. Duquesne, P. Rabhi,  Les excès de la finance ou l’art de la prédation légalisée, Les Presses du Châtelet, 2017.

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