Créer des emplois sans croissance, c’est possible !

La plupart des économistes  affirment qu’il y a une corrélation quasi parfaite entre la croissance et l’emploi.  Arrêter de se fixer sur la croissance pourrait donc signifier  que des centaines de millions de personnes sur la planète seraient au chômage.

Ce lien entre croissance et emploi est ancré dans les théories économiques, ainsi que dans l’ensemble de la société. Mais pourquoi faudrait-il toujours plus de croissance pour éviter que le chômage ne s’aggrave ?

En moyenne, chaque année, la productivité grimpe. Des emplois sont donc supprimés.  De même, la population active augmente légèrement tous les ans. Cela nécessite en moyenne une croissance du Produit Intérieur Brut de 1,2 % pour éviter toute augmentation de chômage. Voilà pourquoi, selon la plupart des théories économiques, la croissance est indispensable.

Mais pourquoi faudrait-il toujours plus de croissance pour éviter que le chômage ne s’aggrave ?

Croître sans créer d’emplois

Mais, il peut y avoir croissance sans création d’emplois. Au Sénégal, entre 2012 et 2018, la croissance s’est élevée à 6 % ; pendant la même période, aucun emploi formel n’a été créé. L’économiste Dongo Samba Sylla explique  que le Sénégal a eu  une croissance sans industrialisation. Un problème rencontré dans d’autres pays africains.  La croissance est obtenue par les services comme le secteur bancaire et financier. Le PIB est parfois tiré par les matières premières. Les secteurs comme les hydrocarbures ou les mines sont contrôlés par des multinationales. Il y a donc très peu de retombées pour le reste de la population.

Productivité et nombre d’heures travaillées, les clés de la réussite.

On peut donc croître sans emplois. Mais on peut également créer des emplois sans croissance. Pour cela, la quête de gains de productivité dans tous les secteurs doit cesser. Pour une maison de retraite, par exemple, obtenir des gains de productivité à tout prix suppose de faire la toilette des personnes âgées plus rapidement. C’est une aberration !

Mais on peut également créer des emplois sans croissance.

Jean Gadrey, économiste, figure reconnue de la construction d’une société postcroissance montre que  la fin de la croissance signifierait  un chômage massif si la trajectoire productiviste est maintenue. Elle ne s’accompagnera de créations d’emplois que si les gains de qualité et de soutenabilité sont privilégiés. Pour ne prendre qu’un exemple, sans croissance des quantités, on pourrait créer à terme 30 % voire 50 % d’emplois supplémentaires dans l’agriculture si l’agroécologie était généralisée en France.

Ce ne serait, bien sûr, pas le seul secteur concerné.

L’association Negawatt, a mis en place un scénario sérieux de transition énergétique en France. Dans le cadre de ce scénario vertueux, cette transition énergétique bien pensée et anticipée permettrait la création de 380 000 emplois en 2030. Les postes dans la rénovation des bâtiments, les transports en commun, le fret ferroviaire et fluvial, les énergies renouvelables et les activités de réparation compenseraient les baisses d’emplois dans la construction de bâtiments neufs, les transports routiers ou les énergies non renouvelables.

Dominique Méda est sociologue. Elle a été parmi les premières à critiquer la croissance et à réfléchir à une autre société. Elle m’a indiqué qu’il était possible de créer des emplois sans croissance grâce à la reconversion écologique, mais aussi en diminuant le temps de travail. Elle recommande de ne pas reproduire certaines erreurs commises lors de l’application de la loi sur les 35 heures en 2000, il faudrait contrôler davantage si le temps de travail dans les entreprises diminue effectivement. Dans le passé, on a eu tendance à ne supprimer que les temps de pause. On pourrait mettre en place des comités de suivi avec des salariés et conditionner les aides à la création d’emplois.

Concernant la réduction du temps de travail, Michel Husson, économiste qui est récemment décédé  a mis en avant des données très intéressantes. Pendant les Trente Glorieuses, ce n’est pas la croissance qui a créé des emplois, mais la baisse du nombre d’heures travaillées. Ce constat étonnant mérite que l’on s’y arrête quelques instants.

Entre 1949 et 1974, la productivité du travail a grimpé plus rapidement que la croissance : une tendance qui est destructrice d’emplois. C’est grâce au recul du nombre d’heures travaillées que l’emploi a augmenté. Certes, entre 1984 et 2007, la croissance a ralenti, mais les gains de productivité ont suivi la même tendance. À cette époque, le chômage augmente davantage car la durée de temps de travail diminue moins rapidement que durant les Trente Glorieuses . Voilà pourquoi Michel Husson affirme dans sa note qu’« en prenant un peu de recul, il est possible d’affirmer que la croissance ne crée pas d’emplois à long terme ».

Entrepreneur et créateur de nombreux emplois, Christophe Chevalier  ne supporte plus le discours centré sur la croissance.  Christophe Chevalier est PDG du groupe Archer, à Romans-sur-Isère.  Cet ancien travailleur social est devenu l’un des plus gros employeurs de sa région, dans la Drôme. Le modèle économique de son entreprise, diffère totalement de celui de l’économie classique. Il ne s’est pas spécialisé dans une activité, mais sur un territoire. Il a cherché toutes les possibilités d’emplois dans sa région. Résultat : mille salariés, dont 60 % en insertion, dans des domaines très divers : sous-traitance industrielle, intérim, espace verts….

Autre domaine très symbolique : la fabrication de chaussures. Le groupe Archer l’a relocalisée, jusqu’à créer une « Cité de la chaussure » avec d’autres marques en 2019. Cette région de la Drôme est historiquement riche de ce savoir-faire.  Mais les multiples délocalisations de marques de luxe avaient sinistré ce territoire. Cet entrepreneur décide de ne pas se diriger vers le marché du luxe, mais vers celui de l’artisanat en circuit court.  L’idée n’était pas d’investir des millions d’euros ou d’obtenir des subventions. L’objectif de départ était de créer des emplois. La croissance telle qu’elle est calculée ne prend pas en compte le savoir-faire immatériel d’un territoire. Selon cet entrepreneur, le savoir-faire n’est pas une simple couture sur une chaussure. Un savoir-faire, c’est l’âme, l’ADN d’un territoire !

Un savoir-faire, c’est l’âme, l’ADN d’un territoire !

Beaucoup de ces entrepreneurs préfèrent d’ailleurs semer que de faire croître indéfiniment leur entreprise et de réaliser des économies d’échelle.

La Carline est un magasin biologique de dix salariés, situé à Die dans la Drôme, au modèle très divergent des supermarchés classiques. Au sein de cette Société coopérative d’intérêt collectif,  les marges et les écarts de salaires sont limitées, les produits locaux sont privilégiés et les clients sont les actionnaires.  Cette coopérative  a décidé de croître autrement.

Florent Dunoyer, directeur coopératif de la Carline m’a indiqué que  dans le cadre du Groupement régional alimentaire de proximité en Rhône-Alpes,  l’équipe de la Carline  a décidé d’être un relais sur la vallée de la Drôme : elle essaime et accompagne des activités. Ensuite, lorsque le projet est lancé, elle fournit des services de support comme la comptabilité, la gestion des fiches de paie, le logiciel de caisse… Si le projet réussit, une quote-part du résultat est prélevé  pour financer cette activité.

Selon ce dirigeant d’une structure engagée, nous ne parviendrons pas à résoudre la crise écologique tant qu’écologie et économie seront opposées : les citoyens devraient se ressaisir de la question économique.

Plusieurs entrepreneurs  évoquent ce besoin de  démocratie économique et d’essaimage.

Les citoyens devraient se ressaisir de la question économique

Avec une entreprise de mille salariés,  Christophe Chevalier du groupe Archer estime que sa société a atteint la taille critique. Par conséquent, il a mis en place « Start-up de territoire » afin de lancer d’autres créations d’entreprises. Le but de Start-up de territoire est de mobiliser un territoire, des chefs de PME aux réfugiés. Politiques, jeunes, chômeurs, membres des chambres d’industrie et de commerce se réunissent sans protocole ni distinction de fonctions.

Une fois créée, la solution entrepreneuriale est mise en œuvre par un porteur de projet qui est accompagné.   Parmi  les exemples de projets émergés lors d’un de ces  groupes de travail : remettre en place la consigne de bouteilles en verre, au lieu de les déposer dans un conteneur où elles seront cassées, transportées et recyclées

Créer de nouveaux modèles économiques à petite ou à grande échelle, loin de l’objectif de la croissance du PIB, ouvre de nombreuses possibilités, un champ considérable à explorer, bien loin des multiples études réalisées et publiées par les économistes de la pensée dominante. Une nouvelle société reste à inventer !

Juliette Duquesne

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