Lutter contre les idées reçues : l’agriculture industrielle ne nourrit pas la planète !

Près de 2, 8 milliards d’enfants, de femmes et d’hommes souffrent d’un manque de nourriture ou de micronutriments, soit près de 40 % de la population mondiale. Ce chiffre prend en compte, le nombre de sous alimentés et de malnutris. Le nombre de personnes sous-alimentées a même augmenté en 2022 : 735 millions de personnes, cela représente une hausse de 122 millions par rapport à 2019 !

L’agriculture industrielle ne nourrit pas la planète. Elle nourrit surtout les pays occidentaux et notamment les élevages industriels.  Aujourd’hui, 35 % des céréales cultivées dans le monde servent à nourrir les animaux. 70 % des terres agricoles sont consacrées à l’élevage et aux cultures pour produire des protéines animales. L’Union européenne utilise 20 millions d’hectares de terres dans les pays du Sud pour produire du soja nécessaire aux élevages industriels.

L’agriculture industrielle ne nourrit pas la planète et même elle accentue les difficultés des paysans de l’agriculture familiale qui, eux, nourrissent le monde…

Étrange paradoxe : les paysans, premières victimes de la faim !

Pour la première fois dans l’histoire du monde, il n’y a plus de problème de production ! Chaque année, près d’un tiers de la nourriture est même perdu ou gaspillé. « C’est simpliste, mais c’est comme ça : si on n’a pas d’argent aujourd’hui, on meurt de faim, s’indigne Jean Ziegler, premier rapporteur spécial à l’ONU pour le droit à l’alimentation. Aujourd’hui, un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné. La faim tient du crime organisé. »

Ce qui peut paraître incroyable, c’est que plus de 70 % des personnes ne mangeant pas à leur faim vivent dans des zones rurales de pays en développement. Les paysans n’arrivent même pas à se nourrir eux-mêmes ! Cela paraît presque invraisemblable. Il semble logique de penser, puisqu’ils travaillent la terre, que les paysans soient épargnés. Il n’en est rien. Comment en arrive-t‑on à une telle absurdité ?

70 % des terres agricoles sont consacrées à l’élevage et aux cultures pour produire des protéines animales.

Les situations, bien sûr, sont très diverses. Il est toujours difficile de généraliser à l’échelle planétaire. Il s’agit parfois de travailleurs agricoles peu payés, d’autres peuvent dépendre de la pêche ou des ressources de la forêt. Mais, dans la majorité des cas, ce sont des paysans qui possèdent de petites exploitations de moins de 2 hectares. Ils vendent une partie de leur production, mais ils ne cultivent pas toutes les denrées agricoles nécessaires pour se nourrir. La nourriture peut aussi manquer pendant les périodes de soudure qui séparent deux récoltes.

Si les paysans ne mangent pas à leur faim, pouvons-nous en déduire qu’ils ne sont pas assez productifs ? Eh bien ! non. Cette agriculture familiale, au contraire, est très efficace et très productive. Elle assure 80 % de la production alimentaire mondiale. Les petites fermes ont même souvent de meilleurs rendements que les grandes exploitations. La diversité des récoltes permet en outre de produire plus de nutriments par hectare.

“Aujourd’hui, un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné. La faim tient du crime organisé. ”

Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas l’agriculture industrielle qui nourrit la planète, mais bien ce modèle familial : des agriculteurs à la tête de petites exploitations, qui favorisent la polyculture ainsi que l’élevage plutôt que la monoculture.

Dès lors, pourquoi ces paysans très productifs n’arrivent-ils pas toujours à nourrir la très grande majorité de la population ? Parce qu’ils doivent faire face à un manque de moyens considérables et affronter de nouveaux obstacles, chaque jour un peu plus complexes.

L’inégale répartition des terres

Premier handicap : cette agriculture paysanne produit sur une partie très restreinte des sols. Aujourd’hui, ces petites exploitations familiales, qui nourrissent la très grande majorité de la planète, n’occupent que 12 % de la totalité des terres agricoles.

Cette inégale répartition des terres est souvent un héritage de l’histoire, notamment de l’histoire coloniale. Aujourd’hui, ce problème perdure et parfois s’amplifie à cause de l’accaparement des terres.

Des entreprises ou des États louent des hectares de surfaces agricoles pour plusieurs dizaines d’années à des pays souvent pauvres. Difficile de mesurer exactement l’ampleur de ce phénomène. 26,7 millions d’hectares de terres agricoles auraient été transférées à des investisseurs étrangers entre 2000 et 2017. Ce mouvement a progressé après les crises financières. Les investissements agricoles sont plus sûrs et plus concrets que certains produits financiers complexes, en partie responsables de la faillite de grandes banques entre 2008 et 2011.

Aujourd’hui, ces petites exploitations familiales, qui nourrissent la très grande majorité de la planète, n’occupent que 12 % de la totalité des terres agricoles.

Il y a donc plus d’investisseurs pour acquérir des terres elles-mêmes de plus en plus rares. Pourquoi est-il de plus en plus difficile de trouver des terres agricoles ? Partout dans le monde, les villes gagnent du terrain. Les exploitations sont vendues pour construire des immeubles, des grandes surfaces. Il faut également de nouvelles terres afin de cultiver les céréales qui nourrissent les bœufs, les poulets ou les porcs. Le régime alimentaire occidental s’exporte. La consommation de viande explose dans des pays émergents comme la Chine. Sans oublier la production très controversée d’agrocarburants, à elle seule responsable de 25 % de l’accroissement des surfaces agricoles depuis 2004.

Cet accaparement de terres peut causer de graves problèmes. En 2008, une entreprise américaine, Nile Trading & Development Inc., a signé un bail de quarante-neuf ans pour 600 000 hectares de terres au Sud-Soudan. Prix : 22 800 euros… moins de 4 centimes d’euro l’hectare ! Une sorte de hold-up légalisé. Avec le consentement des États !

Ces acquisitions de terres à grande échelle sont terriblement préjudiciables aux populations locales. Les investisseurs extérieurs aggravent souvent la sécurité alimentaire. Un constat qui n’est pas une simple opinion. C’est une étude de l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture qui l’a démontré : « Dans les pays où les droits fonciers locaux ne sont pas clairement définis et où la gouvernance est faible, les acquisitions de terres à grande échelle exposent les communautés locales à des risques particulièrement élevés, notamment à un accès réduit aux ressources naturelles et à la perte de moyens de subsistance, qui peuvent susciter une opposition locale à l’investissement », peut-on lire dans le résumé de l’étude.

Les paysans chassés des terres se retrouvent souvent en ville, sans travail. En Afrique, la moitié des citadins vit déjà dans des bidonvilles. « Nous ne devons pas laisser se vider les campagnes, comme les pays européens l’ont fait, car ce serait se livrer, pieds et poings liés, à la domination de l’économie cruelle dirigée par les intérêts de firmes anonymes », écrit l’un des leaders du mouvement paysan d’Afrique de l’Ouest, Mamadou Cissokho.

Mais, alors, pourquoi les chefs d’État acceptent-ils de signer ces baux ? Souvent pour l’argent. La corruption, la faiblesse et l’instabilité des États ont un impact capital sur les politiques agricoles. Une étude de l’association Transparency International montre qu’une personne sur cinq dans le monde a payé un pot-de-vin pour des services fonciers en 2012. Ce choix peut aussi venir d’une option idéologique. Les gouvernements de ces pays, influencés par la logique industrielle, pensent que ces investisseurs extérieurs sauront mieux exploiter la terre que les agriculteurs locaux.

Au Burkina Faso, 10 % des terres arables sont utilisées pour cultiver du coton exporté, alors que le nombre de sous-alimentés est encore élevé. Certes, des synergies peuvent exister entre les cultures de rente et les cultures vivrières, mais selon Pierre Rabhi, qui a travaillé pendant des années dans ce pays, la part consacrée à l’exportation est bien trop importante. Il ne conseille pas de supprimer toutes les cultures d’exportation, mais estime que les pays doivent assurer, avant tout, leur autonomie alimentaire. « Nous voyons bien ce que les échanges internationaux donnent : ce sont les forts face aux plus faibles, déplorait Pierre Rabhi, en 2017 dans notre carnet d’alerte sur la faim dans le monde. Je pense que l’alimentation doit voyager au minimum, que les populations doivent l’assurer par elles-mêmes, avec leurs traditions et leurs habitudes alimentaires. Je l’ai constaté au Burkina Faso. Auparavant, les paysans assuraient leur survie avec leurs troupeaux, leur savoir-faire, leur culture. Par la suite, nous avons mobilisé cette paysannerie afin de produire pour l’exportation, à l’aide des pesticides et des engrais de synthèse. Tous ces éléments venus de l’extérieur ont complètement désorganisé la capacité des paysans à se nourrir par eux-mêmes. Ces agriculteurs ont été détournés de la production vivrière indispensable pour une production de rente où ils sont souvent perdants. C’était criminel. Dans ce mode de vie, l’argent n’est pas le fondement de la survie, mais c’est la production directe de denrées alimentaires qui est nécessaire à la survie. »

Au Burkina Faso, 10 % des terres arables sont utilisées pour cultiver du coton exporté, alors que le nombre de sous-alimentés est encore élevé

Des rapports commerciaux inéquitables

Un autre facteur affaiblit considérablement l’agriculture familiale : les échanges commerciaux très inégaux entre le Nord et le Sud.

Afin d’obtenir des prêts et des aides du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, de nombreux pays doivent libéraliser leur marché. À cause de ces mesures, ils ont perdu une grande partie de leur souveraineté alimentaire.

En Haïti, par exemple, les tarifs douaniers du riz ont chuté de 50 % à 3 % dans les années 1990. Le riz américain subventionné a envahi l’île. Les importations de riz ont grimpé de 7 000 tonnes en 1985 à 424 517 tonnes aujourd’hui ! Elles ont donc été multipliées par plus de 60. Ces importations ont totalement désorganisé le pays.  Des milliers de riziculteurs, mais aussi des producteurs de maïs et de sorgho n’ont pas pu faire face à cette concurrence de riz subventionné. À cause de ces importations, on a constaté un exode rural massif.

Une chaîne alimentaire de plus en plus complexe, une inégale répartition des terres et des richesses, des rapports commerciaux biaisés, une corruption, des conflits et une instabilité étatique forte, telles sont les principales raisons de la faim dans le monde. Il ne serait pas juste de limiter le problème de la faim dans le monde à une question agricole, puisqu’il est surtout lié à la pauvreté et aux inégalités.

Pour rééquilibrer le système, il faut soutenir l’énergie humaine des paysans et investir davantage et plus directement dans l’agriculture paysanne – celle qui nourrit pratiquement toute la planète et qui peut manquer de tout, même d’outils rudimentaires pour cultiver.

Juliette Duquesne

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